Les biographies de Cléopâtre ne manquent pas. Le directeur de la collection dans laquelle paraît l’ouvrage recensé, M. Clauss, en a lui-même écrit une en 1995. C’est donc en connaissance de cause qu’il a sollicité son collègue de Hambourg, C. Schäfer, pour écrire celle-ci, destinée à un public cultivé, mais nullement spécialiste. En effet, son auteur fournit toutes les données nécessaires (et parfois plus) pour que le lecteur puisse comprendre les faits qu’il présente. Comme dans la grande majorité des biographies de Cléopâtre, ceux-ci sont exposés de manière chronologique. Par ailleurs, le corpus des sources littéraires disponibles restant le même, seule l’interprétation qu’on en fait varie d’un ouvrage à l’autre. C’est encore le cas dans celui de Schäfer qui, comme ses prédécesseurs, utilise aussi les rares inscriptions, monnaies et papyrus concernant le sujet.
Dans le premier chapitre (Cléopâtre et les Ptolémées, p. 13-39), l’auteur fait très rapidement l’historique de la dynastie lagide. Après avoir rappelé combien l’image que l’on a de Cléopâtre dépend des sources laissées par ses vainqueurs, il présente la famille et décrit la jeunesse de la princesse. Il consacre plusieurs pages au règne de son père, Ptolémée XII Aulète, qui ne peut revenir à la tête de son royaume et se maintenir sur le trône sans l’aide des Romains, achetés à prix d’or. Mais aussi avec la bénédiction de Pompée, qui préfère un royaume égyptien affaibli à une province romaine contrôlée par le sénat ou avec les faveurs de César, qui veut un royaume allié et ami du peuple romain plutôt qu’une Egypte aux mains de Pompée. Enfin, ce sont l’accession au trône (en vertu du testament de son père) et les premières années de règne de Cléopâtre (seule ou avec son frère cadet Ptolémée XV) qui nous sont expliquées.
Le chapitre 2 (César en Egypte, Cléopâtre à Rome, p. 40-106) est consacré à l’épisode de la vie de Cléopâtre en relation avec César. L’auteur s’étend d’abord sur la guerre civile à Rome et sur ses retombées en Egypte. Viennent ensuite la fuite de Pompée après sa défaite à Pharsale et son meurtre sur les côtes égyptiennes. Suit l’arrivée de César en Egypte. Les événements de la guerre d’Alexandrie sont exposés avec force détails. Selon l’auteur, la victoire acquise, la situation ne permettait pas à César un voyage sur le Nil en compagnie de Cléopâtre. On accompagne d’ailleurs le général romain en Asie mineure (Zéla) et en Afrique (Thapsus). Plusieurs pages sont consacrées à Césarion. L’auteur revient sur le problème de la paternité de César et conclut qu’elle est bien réelle. Il montre ensuite tout ce que représente pour Rome la présence à Alexandrie d’un fils de César, même bâtard. Le chapitre se clôture sur le séjour de Cléopâtre à Rome jusqu’à le mort de César. A propos de la rencontre entre Sextus Pompée et Cléopâtre, l’auteur ne croit pas à une relation sexuelle. Moi non plus. A ses arguments j’ajouterais que, lors de ses rencontres avec César puis Antoine, Cléopâtre se trouvait en position d’infériorité et était demandeuse; dans le cas du fils de Pompée le Grand, c’était celui-ci qui cherchait l’aide de Cléopâtre.
Un court chapitre 3 (Le retour dans la patrie, p. 107-120) est consacré au retour de Cléopâtre à Alexandrie, à l’évolution de la situation à Rome, au début de la guerre civile et à la politique extérieure de Cléopâtre pendant cette guerre, une Cléopâtre qui se montre peu encline à s’engager pour l’un ou l’autre parti, même si ses préférences ne vont pas aux meurtriers de César.
Dans le chapitre 4 (Marc Antoine, p. 121-150), l’auteur décrit les débuts de la relation entre Marc Antoine et Cléopâtre. On voit ainsi l’entrée remarquable d’Antoine-Nouveau Dionysos à Ephèse suivie plus tard de l’arrivée non moins spectaculaire de Cléopâtre-Isis-Aphrodite à Tarse. Il est vrai que celle-ci devait sortir le grand jeu pour justifier sa conduite relativement attentiste pendant la guerre civile. La rencontre se passe au mieux pour les protagonistes. Assuré du soutien de l’Egypte, Antoine part pour l’Italie où il mène la guerre de Pérouse et épouse Octavie, la soeur d’Octavien. Après la signature du traité de Tarente, Antoine revient en Orient où il reprend sa liaison avec Cléopâtre.
Le chapitre 5 (L’Orient dans une nouvelle mise en page, p. 151-187) est consacré à la réorganisation complète du Proche Orient par Antoine en vue de la campagne qu’il compte mener contre les Parthes et aux divers événements qui accompagnent cette réorganisation. Le point central en est l’affaire des donations de pays à Cléopâtre et à ses enfants. L’auteur montre très bien que, à l’inverse de ce que prétend la propagande d’Octavien, Antoine n’a nullement bradé une partie de l’empire romain en faveur de Cléopâtre et de ses enfants, mais a organisé de façon raisonnable et efficace le Proche Orient en établissant ou renforçant quelques états-clients parmi lesquels figure l’Egypte. Antoine part en campagne contre les Parthes et subit une défaite. Son épouse Octavie vient jusqu’à Athènes avec des secours en matériel et en hommes, mais Antoine la renvoie à Rome. Cléopâtre entreprend Antoine pour que la Judée fasse partie de l’empire égyptien, mais elle échoue. Antoine met sur pied de nouvelles opérations contre les Parthes. Sextus Pompée est assassiné. Après sa victoire sur l’Arménie, Antoine revient à Alexandrie où il organise un défilé semblable à un triomphe romain (Dion Cassius), mais qui est en fait une pompè hellénistique comme l’ont montré tous les auteurs récents qui se sont intéressés à la question et dont Schräpel suit l’interprétation. Antoine y apparaît, non comme un général victorieux, mais en Dionysos. La scène, bien exploitée par la propagande octavienne, aura à Rome un effet désastreux pour Antoine. Cet effet sera encore accentué par la répartition de territoires entre Cléopâtre et ses enfants, la reine recevant d’Antoine le titre de Reine des Rois et Césarion, de Roi des Rois. Le chapitre se termine par un paragraphe consacré aux ‘nuits chaudes à Alexandrie’.
Dans le chapitre 6 (La bataille d’Actium et la fin, p. 188-240), l’auteur analyse la propagande effrénée des deux antagonistes. A la question de savoir s’il existait un véritable mariage entre Antoine et Cléopâtre, l’auteur répond par la négative. Il verrait bien une hiérogamie entre Antoine-Nouveau Dionysos-Osiris et Cléopâtre-Isis. La guerre est déclarée à Cléopâtre seule pour cacher que l’on va vers une guerre civile. La bataille d’Actium est l’objet d’une étude très approfondie. Relevons que l’auteur considère le P. Herc. 817, qui contient un poème sur cette bataille, comme un faux. Le combat final a lieu sur le sol égyptien avec la prise d’Alexandrie.
Le chapitre 7 (La mort de Cléopâtre, p. 241-253) envisage la manière dont Cléopâtre s’est suicidée, la fin de Césarion et le triomphe d’Octavien à Rome. Si Cléopâtre s’est tuée par le poison, l’auteur estime qu’elle n’a pas eu besoin d’effectuer des expériences sur des condamnés à mort pour choisir le plus efficace: la médecine alexandrine était suffisamment développée pour apporter une réponse à la reine d’Egypte.
Enfin, dans le chapitre 8 (Représentation et réception, p. 254-289), l’auteur étudie la manière dont Cléopâtre est (re)présentée dans la littérature, les arts plastiques, le cinéma, la bande dessinée.
L’ouvrage se termine par une bibliographie (p. 321-325) ainsi qu’un index des noms de personnes et de lieux (p. 327-334).
Ce résumé n’a pu attirer l’attention sur la multitude de questions que l’auteur aborde dans son livre. On verra par exemple ses remarques intelligentes sur la nomenclature des enfants de Cléopâtre. Ainsi, le qualificatif ‘qui aime son père’ apparaissant dans la titulature de Ptolémée XV alias César (Césarion) prend une signification toute particulière pour Octavien qui se veut le seul héritier de César, mais qui n’est que le fils adoptif du dictateur alors que Ptolémée XV en est le fils par le sang. L’auteur est très bien informé tant pour ce qui concerne la bibliographie que les sources. Il soumet ces dernières à la meilleure critique et les cite abondamment en traduction allemande. Aux deniers connus représentant Antoine sur une face et Cléopâtre sur l’autre, on peut ajouter un exemplaire conservé à Newcastle-upon-Tyne ( Newcastle University, puis Cleopatra dans la case keyword). Ses prises de position sont toujours bien étayées et enlèvent le plus souvent l’adhésion. De toutes façons, jamais il ne néglige de signaler les opinions qui divergent des siennes soit dans l’exposé soit en notes. L’illustration est choisie avec beaucoup de pertinence, car elle soutient très bien l’exposé. Le seul reproche que j’adresserais à l’auteur est de s’étendre parfois trop longuement sur des faits d’histoire romaine qui ne demandaient pas un tel développement pour permettre une compréhension suffisante du sujet. A propos de ce dernier, on saura que le livre recensé est autant une histoire politique et militaire de l’Egypte sous le règne de Cléopâtre qu’une simple biographie de la reine lagide. Bref, je recommande vivement la lecture et l’utilisation de cette biographie de qualité supérieure.