BMCR 2007.04.07

Theodor Mommsen: Gelehrter, Politiker und Literat, unter Mitarbeit von Henning Börm

, , Theodor Mommsen, Gelehrter, Politiker und Literat. Geschichte. Stuttgart: Steiner, 2005. 259 pages : illustrations ; 24 cm.. ISBN 3515087192. €48.00 (pb).

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Riche de douze contributions d’excellents spécialistes et d’une introduction de l’éditeur, ce volume s’inscrit dans le prolongement de la commémoration du centenaire de la mort de Theodor Mommsen (1817-1903, désormais Th.M.). L’initiative en est due à l’université de Kiel où Th.M. a étudié et fréquenté des savants de l’ordre de Droysen, Waitz ou Jahn.

On a beaucoup écrit sur Th.M. ces dernières années, et la biographie intellectuelle due à S. Rebenich (2002) constitue désormais une référence incontournable. Certes, la personnalité extraordinairement riche et complexe de Th.M. peut toujours appeler des approfondissements. Sans du tout mettre en question la qualité des contributions ici réunies, on regrettera que le volume, en s’intéressant au savant, à l’homme politique et à l’écrivain, c’est-à-dire à Th.M. sous toutes ses facettes, n’a pas voulu proposer un angle d’attaque original. La comparaison entre ce livre et celui, paru chez de Gruyter en 2005 également, A. Demandt et alii, Theodor Mommsen. Wissenschaft und Politik im 19. Jahrhundert, montre des recoupements saisissants, voire même des doublons regrettables (compte rendu dans H-Soz-u-Kult/Rezensionen/2006-4-025). Les deux volumes sont également riches et intéressants, mais pourquoi deux publications si semblables? L’Introduction de J. Wiesehöfer, qui ne propose de fait aucune Fragestellung précise, fait brièvement le point sur la biographie de Th.M., sa périodisation, sa carrière scientifique, ses publications majeures, ses réseaux et sa vie de famille, car il faut aussi trouver place pour 16 enfants dans la longue vie de Th.M.. Un matre mot pour caractériser sa faon de travailler: “Zusammenarbeit”. La plupart des contributions l’illustrent magistralement.

En l’absence d’une problématique historiographique clairement énoncée, dont il serait possible de rendre compte par delà les contributions individuelles, la solution la plus judicieuse me semble être de présenter brièvement chacune d’entre elles. L’effet final de la lecture du volume est celle d’une activité et d’une personnalité foisonnantes, mais structurées autour de quelques grands principes sur lesquels nous reviendrons au terme de ce compte rendu. Un mot encore pour signaler le recours abondant, dans les diverses analyses, à des matériaux inédits ou peu connus, documents d’archives et correspondances en particulier, qui ajoutent une plus-value au volume.

C. Andree évoque d’abord les rapports de Th.M. avec Rudolph Virchow, un médecin, spécialiste de la lèpre, dont le parcours de formation et les engagements peuvent être lus en parallèle avec ceux de Th.M. Une même génération, des idéaux partagés (la vision libérale et progressiste du monde, la lutte contre Bismarck, le “Cléon” allemand, et contre les discriminations contre les minorités ethniques, etc.) que les échanges épistolaires mettent bien en évidence.

C’est à Th.M. poète que s’intéresse H. Detering, un aspect de sa personnalité peu connu des historiens en tout cas, même si l’on sait généralement que Th.M. fut lauréat du Prix Nobel de littérature en 1902. Nous allons y revenir. Th.M. est ici comparé à Theodor Storm, poète allemand bien connu, dont le tempérament se révèle bien différent. On découvre avec surprise et intérêt un échantillon des poésies de Th.M. (plusieurs d’entre elles furent déjà publiées par Wickert dans sa biographie de Th.M.), qui se tient à distance des modèles romantiques, mais ne néglige pas les compositions relevant du registre “amoureux”. C’est l’occasion aussi d’approfondir les liens avec son frère Tycho, lui aussi poète occasionnel.

Deux contributions, distantes dans le volume, mais proche par leur thématique, méritent d’être lues ensemble. Il s’agit de celle d’U. Ebert sur le “Römische Strafrecht” et de celle de W. Nippel sur le “Römische Staatsrecht”. Chronologiquement, le second vient en premier. Entre 1871 et 1888, Th.M. consacre plus de 3000 pages au droit public romain. Ouvrage sans concurrence, où Th.M. entend imposer un modèle interprétatif sans alternative, de l’ordre du dogme scientifique, le “Römische Staatsrecht” est remarquablement analysé par W. Nippel quant à ses sources, ses principes d’analyse (le concept de “magistrature” et d’ imperium), ses méthodes, son style rédactionnel (entre histoire et littérature), sa position par rapport au background du XIXe siècle (les “Vorlesungen” de G. Niebuhr, 1810-11, en particulier) et sa réception souvent problématique auprès des juristes. On notera que W. Nippel traite également ce sujet dans le volume publié par A. Demandt. Le “Strafrecht”, le droit pénal, est quant à lui une oeuvre de la fin de la vie de Th.M. (l’ opus magnum ultimum). Destiné à paratre dans une collection intitulée “Handbuch der deutschen Rechtswissenschaft”, il ne compte que 1000 pages environ (!) dont l’articulation logique est bien analysée par U. Ebert, qui traite également des sources, des prédécesseurs et des successeurs de Th.M. (W. Kunkel, en particulier, dans les années ’60, anti-mommsénien farouche).

En filigrane, on voit peu à peu se préciser le bagage intellectuel de Th.M., héritier de l’ Aufklärung et du Romantisme, mais héritier toujours critique, soucieux de renouveler en profondeur tous les champs disciplinaires auxquels il s’attaque, doté d’une puissance créatrice hors du commun, qui déborde de la science pour toucher à la littérature et à la politique.

Une série de contributions envisagent dès lors Th.M. en sa qualité d’ animal politicum. Savant engagé, publiciste, homme politique, il a participé activement au destin de son pays, depuis la révolution de 1848 jusqu’à sa mort. G. Hübinger propose une mise au point sur ses rapport très conflictuels avec Bismarck (sujet également traité dans l’autre volume), sous l’angle de l’opposition entre “Gelehrtenpolitik” et “Machtpolitik”. Unis dans la lutte de 1848 (publicistes l’un et l’autre), Th.M. et Bismarck s’opposèrent ensuite en maintes occasions. G. Hübinger propose une utile périodisation et thématisation de ce conflit. Th.M. recherchait une union idéale entre la rationalité scientifique et l’ordre politique, donc une convergence d’intérêt entre science, industrie et politique, tandis que Bismarck prônait une sorte de “Neucäsarismus”, reposant sur le pouvoir charismatique du chef allié au peuple. La réflexion sur le paradigme du savant engagé doit naturellement prendre en compte les travaux de Max Weber sur la sociologie de la domination et sur le charisme, de même que les critiques exprimées, sous la République de Weimar, quant à la compromission entre science et politique (notamment par F. Meinecke; voir aussi les critiques suscitées par le “Dritte Humanismus” de W. Jaeger).

Les mêmes enjeux sont au coeur de la contribution de Ch. Jansen sur le trinôme Peuple – Nation – Droit, c’est-à-dire sur l’engagement de Th.M. comme libéral, nationaliste, “bourgeois” (au sens de Bürger). Deux moments clés retiennent l’attention: d’une part, la révolution de 1848 qui voit Th.M. en première ligne, contre les Autrichiens et contre les Prussiens, ensuite la question, en 1864-66, de l’annexion par la Prusse du Schleswig-Holstein, patrie de Th.M. On voit comment l’idéal d’une Allemagne unie animait Th.M., au point de soutenir, contre Treitschke (dont il va encore être question sous peu), la légitimité de l’annexion (en somme, le “droit du plus fort”) pour le bien de l’Allemagne, en vue de l’ouverture d’une nouvelle ère politique.

L’année 1848, celle de la révolution, retient ensuite l’attention de M. Jessen-Klingenberg. Quel projet animait Th.M. lorsqu’il s’engagea dans cette lutte politique? Quel type de régime préconisait-il? Comment concevait-il la question des nationalités et comment l’articulait-il au problème de la sécurité des frontières pour le nouvel État à naître? L’Auteur suite, presque au jour le jour, l’évolution du discours de Th.M., ses prises de position, ses analyses politiques. Les acquis d’une telle enquête peuvent interpeller les Antiquisants aussi, dans la mesure où ce vécu a assurément orienté la lecture de l’histoire romaine que proposera ensuite Th.M., en particulier sa vision très différente de la République (centrée sur l’Italie et ses peuples) et de l’Empire.

J. Malitz évoque ensuite, dans le détail, le célèbre “Berliner Antisemitismusstreit”, de 1879-1881 (le concept même n’apparaissant chez les historiens qu’en 1965; le sujet est aussi traité dans l’autre volume). Tout commence le 10 décembre 1880 avec la brochure “Auch ein Wort über unser Judenthum” que Th.M. publie pour combattre l’antisémitisme, plus ou moins latent, dont Treitschke s’était fait le porte-parole (notamment dans la revue “Preussische Jahrbücher”). La fine analyse de J. Malitz permet de contextualiser ce qui pourrait apparaître comme une querelle de personnes et est, en fait, un débat de société. Libéral convaincu, Th.M. défend le droit de la minorité juive (il a du reste de bons amis juifs), ce qui ne l’empêche pas de laisser filtrer un certain “pessimisme” quant au rôle des Juifs dans l’évolution historique, de son temps (il parle de “décomposition” de la société) comme durant l’Empire romain. D’où une série de réactions pour le moins mitigées de la part de la communauté juive de l’époque à son égard.

St. Rebenich ne pouvait manquer dans un volume sur Th.M. Il envisage son apport aux Sciences de l’Antiquité à la lumière d’une phrase de son testament spirituel du 2 septembre 1899. Th.M. y affirme en effet ne pas avoir atteint le but qu’il se fixait: “Ich habe in meinem Leben trotz meiner äueren Erfolge nicht das Recht erreicht”. Affirmation surprenante, qui n’est pas une coquetterie, ni la manifestation d’une certaine déprime (sensible dans certaines correspondances du vieux Mommsen ; ainsi à F. Cumont). Elle fait écho à sa volonté d’une approche totalisante de l’Antiquité, vue comme le passage obligé vers une modernisation de ce champ disciplinaire et comme la condition pour établir un lien entre science et vie, recherche et politique. St. Rebenich examine donc les diverses facettes de l’apport — monumental, faut-il le redire? — de Th.M. à l’ Altertumskunde. Philologue, historien, juriste, organisateur de grands projets, enseignant, Th.M. semble occuper une surface énorme, telle qu’aucun autre antiquisant d’hier ou d’aujourd’hui ne peut rivaliser avec lui. L’amertume du bilan final n’est au fond que la preuve d’une ambition intellectuelle sans relâche.

Le Prix Nobel de littérature, attribué à Th.M. en 1902, est au coeur de la riche contribution de H. Schlange-Schöningen qui, en utilisant de nombreux documents d’archives, reconstruit les tenants et aboutissants de ce choix (ainsi qu’une histoire de la Fondation Nobel). Proposé par l’Académie de Berlin, Th.M. succéda à Sully Prudhomme et se détacha parmi 34 candidats, dont Tolstoï, Zola, Ibsen, etc. Du très beau monde donc, que Th.M. supplanta en raison du succès de public qu’avait connu sa magnifique “Römische Geschichte”. Son grand mérite était d’avoir redonné à l’histoire ses titres de gloire littéraire, d’avoir su pratiquer la vie scientifique au plus haut niveau, sans négliger le public cultivé.

Deux contributions clöturent ce volume. G. Walther traite du regard d’historien de Th.M. (l’ historischer Blick), c’est-à-dire de sa capacité à appréhender et à reconstruire les faits, les objets, les personnes, en utilisant une panoplie impressionnante de sources, en maïtrisant une érudition sans pareil, mais aussi en innovant. Ainsi, l’Auteur met judicieusement en évidence le souci de modernisation de l’Antique, d’actualisation, pour lequel il fournit quelques exemples très parlants. Historien engagé, Th.M. ne fit jamais l’économie du jugement critique, d’où cette posture paradoxale que l’A. résume par une formule: “die Hitze des kalten Blicks”. Enfin, on signalera la contribution de T. Sommer, qui fait un peu fonction de conclusion, sur Th.M. journaliste. Dans ses articles, il a su traiter de thèmes importants, comme la liberté, la paix, la sécurité, l’unité. Il avait le don de la communication et c’est peut-être, en partie, ce qui explique que l’intérêt pour son oeuvre perdure. On apprend même qu’un train IC allemand porte le nom de Th.M. et que son visage apparaît sur un timbre…

Au-delà de ce clin d’oeil anecdotique, on soulignera la qualité des contributions rassemblées dans ce volume. Il revient au lecteur d’en construire la cohérence et d’établir des passerelles entre les diverses facettes de la vie et des travaux de Th.M., entre l’Antiquité et la modernité, entre la science et la politique, entre le vécu et les travaux. Un bref index des noms de personne enrichit ultérieurement le volume.

Contents

Vorwort (7-8)

Josef Wiesehöfer, Einleitung (9-14)

Christian Andree, Von “beständiger Treue” und “begrabenen Hoffnungen”. Rudolf Virchow und Theodor Mommsen (15-30)

Heinrich Detering, Lehrjahre der Lyrik. Theodor Mommsen und Theodor Storms literarische Anfänge (31-50)

Udo Ebert, “Strafrecht ohne Strafprozess ist ein Messergriff ohne Klinge”. Theodor Mommsen und das “Römische Strafrecht” (51-82)

Gangolf Hübinger, Gelehrtenpolitik und Machtpolitik im Kaiserreich. Theodor Mommsen und Otto von Bismarck (83-96)

Christian Jansen, Volk—Nation—Recht. Theodor Mommsen als engagierter Bürger; Liberaler und Nationalist (97-120)

Manfred Jessen-Klingenberg, “Die Fürsten sind im Preis gesunken”. Politische Urteile und Fordereungen Theodor Mommsens im Revolutionsjahr 1848 (121-136)

Jürgen Malitz, “Auch ein Wort über unser Judenthum”. Theodor Mommsen und der Berliner Antisemitismusstreit (137-164)

Wilfried Nippel, Der “Antiquarische Bauplatz”. Theodor Mommsen Römisches Staatsrecht (165-184)

Stefan Rebenich, “Unser Werk lobt keinen Meister”. Theodor Mommsen und die Wissenschaft vom Altertum (185-206)

Heinrich Schlange-Schöningen, Ein “goldener Lorbeerkranz” für die ‘Römische Geschichte’. Theodor Mommsens Nobelpreis für Literatur (207-228)

Gerrit Walther, “… mehr zu den Künstlern als zu den Gelehrten”. Mommsens historischer Blick (229-244)

Theo Sommer, Macht und Medien, Politik und Journalismus. Theodor Mommsen und wir (245-259).