BMCR 2006.05.09

La Fin du sacrifice. Les mutations religieuses de l’Antiquité tardive. Collection Collège de France

, La fin du sacrifice : les mutations religieuses de l'antiquité tardive. Collection du Collège de France. Paris: O. Jacob, 2005. 213 p. ; 22 cm.. ISBN 2738116345. €24.90.

Guy Stroumsa est historien des religions à l’Université hébraïque de Jérusalem et spécialiste des mouvements religieux marginaux comme la gnose. La préface de cet ouvrage a été signée par John Scheid, professeur au Collège de France, et son élaboration se fonde sur quatre conférences données par Stroumsa au Collège en février 2004. La structure du livre repose sur quatre axes bien distincts: l’arrivée d’un nouveau souci de soi, la formation de l’idée de religion du Livre, la transformation des rituels à partir de la fin des sacrifices publics, et la formation d’une communauté sur la base d’une foi commune. L’auteur a cherché à comprendre la manire dont l’Antiquité tardive est passée au christianisme. Pour ce faire, Stroumsa a insisté sur le rôle joué par le judaïsme. Les travaux consacrés à cette question ont généralement laissé la religion juive de côté pour ne s’en tenir qu’aux religions gréco-romaines. L’auteur a souligné cette lacune en donnant comme exemple les recherches de Dietrich dans lesquelles il est vrai qu’il n’est pas fait mention du judaïsme.1

En ce qui concerne la méthode, Stroumsa a mis en doute les termes de polythéisme et de monothéisme généralement utilisés afin de caractériser l’arrivée de la religion chrétienne à la fin de l’Antiquité. Selon l’auteur, ces concepts sont nés au 17e siècle, et demeurent vagues. Ainsi, il serait effectivement difficile d’évaluer le degré de monothéisme d’un Celse par rapport celui d’Origène, ce qui, évidemment, demeure relatif. C’est plutôt à Karl Jaspers, et à son concept d’époque axiale ( Achsenzeit) qu’a fait appel l’auteur pour caractériser l’époque qui l’intéresse. L’Antiquité tardive est, selon lui, assimilable à ce que Jaspers avait compris comme un moment historique où les fondements les plus élémentaires d’une civilisation se transforment. La religion constitue, aux yeux de Stroumsa, un tel fondement.

L’expression de souci de soi, empruntée au philosophe Michel Foucault, a servi, dans le premier chapitre, à désigner une nouveauté d’ordre psychologique. Cette nouvelle psychologie accorda à la vie après la mort une importance capitale, et fit de l’idée d’un devenir immortel des mortels une doctrine centrale du christianisme. Stroumsa a rappelé, à ce titre, que Clément d’Alexandrie, au 2e siècle de notre ère, avait été responsable d’une théorie chretienne du salut. Cette idée d’un devenir immortel constitua un nouveau souci de soi. Les Grecs et les Romains cherchaient à accepter la mort, les Chrétiens et les Juifs cherchèrent plutôt à la vaincre et à la dominer. C’est de la sorte que fut remplacée l’image du sage par celle, judaïque, du prophète, qui se transforma, dans le christianisme, en celle de saint (49). Le saint chrétien a repris l’emphase éthique propre au prophétisme juif, et devint un modèle pour les communautés religieuses. L’insistance sur le rapport à autrui, un rapport de nature éthique, ne se retrouvait pas dans les religions païennes. Le salut dépendait de cette nouvelle manière de se percevoir en relation avec les autres (52), et de se considérer soi-même par rapport aux autres. Le nouveau souci de soi chrétien mit l’accent sur l’éthique et le péché. Or, selon l’auteur, c’est l’emphase mise sur le corps, et non plus sur le seul intellect, tel que ce fut le cas chez les Grecs de l’Antiquité, qui explique cette mise en valeur de l’éthique par la religion. Sur ce plan, Stroumsa a contesté l’hypothèse de Foucault suivant laquelle les chrétiens avaient promulgué une théorie limitative du sujet. Au lieu d’une telle limitation, Stroumsa a plutôt invoqué, à propos du christianisme, un élargissement de la personne (57), élargissement qui concernait le corps du croyant, et qui devait se faire imitation du Christ. Le désaccord entre Stroumsa et Foucault repose sur le fait que le second s’en est tenu à des références aux textes du monachisme oriental, transportés en Occident par Jean Cassien, alors que Stroumsa s’est référé à Tertullien, pour lequel la chair était nécessaire au salut de l’homme (55).

Ce nouveau souci de soi va de pair avec l’idée d’une religion du Livre. Avec l’arrivée de la lecture silencieuse est apparue l’idée d’une lecture de soi comme lecture du Livre (64). La lecture, chez les chrétiens, devait avoir des effets tels que la compréhension de soi. Adolf von Harnack avait déjà noté cette découverte d’un parallélisme entre lecture de soi et lecture d’un texte. Sur ce plan, c’est le judaïsme qui précéda le christianisme (65-67). Stroumsa s’est appuyé sur les recherches peu connues en France de B. Holdredge portant sur le passage des religions sacrificielles aux religions du Livre.2 C’est que, dès le premier exil, la Torah avait servi de référence. Puis, progressivement, sous le Second Temple, les sectes se multiplirent à partir de leur lecture respectives des Écritures (66). Le judaïsme fut lui-même, a noté Stroumsa, devancé par le premier manichéisme et, plus précisément, par son texte central Kephalaia, dans lequel Stroumsa a trouvé un écho du principe coranique de ahl al-kitab, désignant, depuis Max Mller, les religions du Livre. La présence, dans ce texte, d’une emphase marquée sur l’importance de la rédaction des textes sacrés prouve que l’idée religieuse de Livre sacré a précédé l’Islam, et se trouvait déjà dans le premier manichéisme.

Mais les chrétiens bénéficirent aussi de l’invention du codex. Le codex était plus compacte et plus mobile que le rouleau; les livres circulèrent donc davantage. Les chrétiens se mirent à écrire abondamment, mais ne perdirent pas de vue que leurs livres sacrés étaient d’abord des livres juifs. Et Stroumsa a souligné, avec raison, que malgré l’existence de tensions nombreuses entre juifs et chrétiens dans l’Antiquité tardive, les livres des juifs furent protégés de la destruction. À ce propos, l’auteur a convoqué l’autorité d’Augustin, qui tenait le peuple juif comme les bibliothécaires du christianisme (85). Les livres des païens, quant à eux, étaient détruits puisque, selon les chrétiens, ils contenaient de la magie.

L’importance prise par le Livre sacré dans la religion constituait un nouveau facteur, et Stroumsa, s’inspirant d’une étude de Philippe Borgeaud,3 a repris l’idée d’une influence réciproque entre les récits et les rituels. Le troisième chapitre examine en détail les transformations des rituels à partir de la disparition progressive des sacrifices sanglants. Plus que l’avènement de la notion de Livre sacré, c’est l’abolition du sacrifice sanglant qui représente la transformation la plus importante de la religion de l’Antiquité tardive. C’est sur une loi de Constance II, loi qui en appelait à l’abolition des sacrifices, que l’auteur a entamé sa discussion. Mais l’auteur a souligné que dès la fin du 4e siècle, un débat eut lieu sur la valeur des sacrifices. Porphyre, dans son traité De l’abstinence, avait condamné le sacrifice des animaux, et avait postulé que le seul sacrifice valable était celui qui commandait une contemplation de Dieu à partir d’une impassibilité de l’âme. Stroumsa a brossé un court mais précis survol de la transformation des idées sur le sacrifice chez les païens. Mais là où Stroumsa a réellement innové, c’est lorsqu’il a entamé une analyse de la situation du judaïsme dans cette trame historique. Les juifs réussirent un tour de force. La destruction du Temple, en 70, a enclenché une transformation en profondeur de la religion. Ce fut, selon Stroumsa, l’occasion par laquelle les juifs se débarrassèrent du sacrifice, et le remplacèrent par la prière (114-115). Les religions qui furent créées à la suite de cette mutation (christianisme, judaïsme rabbinique, gnose), contribuèrent à remplacer les sacrifices sanglants par des formes toutes nouvelles de sacrifices. Il y eu, en effet, ce que Stroumsa a nommé une spiritualisation de la liturgie, qui a mise de côté les rites sanglants et leur a préféré des rituels plus intériorisés. Parallèlement à cette spiritualisation, l’auteur a remarqué le fait que plusieurs membres des couches sociales élevées de la société romaine étaient fort attirés par le judaïsme. Ces romains percevaient les juifs comme des philosophes, non pas seulement à cause de leur monothéisme, mais aussi pour leurs rituels non sacrificiels puisque, à cette époque, leur religion ne faisait plus intervenir de sang. Progressivement, le judaïsme rabbinique fit en sorte que s’installe une éthique de la loi, et une herméneutique du texte sacré au détriment des rites sacrificiels. De la sorte, c’est le récit du rite qui remplaça le rite (121).

Le premier christianisme, après que le judaïsme des rabbins avait relégué le sacrifice aux oubliettes, a effectué un retour vers ce sacrifice, mais un sacrifice, précise l’auteur, du Fils de Dieu et répété par les prêtres. Le sacrifice sanglant fut donc écarté au profit de l’acceptation du martyre. L’eucharistie constitua le sommet liturgique de cette nouvelle conception du sacrifice, et en ce sens la liturgie refait ce qui a déjà été fait. La contrition du coeur (132), que l’on retrouve chez un auteur comme Clément de Rome est, elle aussi, une répétition individualisée du sacrifice du Fils de Dieu. Stroumsa s’est appuyé sur les recherches de l’historien de l’art Jas, Elsner, suivant lesquelles le mithraïsme, le néoplatonisme et le christianisme témoignèrent, dans l’art, d’une transformation de la subjectivité (134). Aussi, chez les chrétiens, les martyres et les vierges furent de plus en plus considérés comme des sacrifiants. Les diverses représentations du sacrifice démontrent que si l’idée religieuse du sacrifice demeura présente jusque dans le christianisme, celle-ci se transforma néanmoins en profondeur.

Le quatrième chapitre analyse le passage d’une religion civique à une religion communautaire. Avec la transformation du sacrifice, et l’élimination des rites sanglants, c’est la notion de pureté qui se vit radicalement modifiée. Ce que l’auteur a nommé religion communautaire, était en fait une forme intériorisée de la religion civique qui, pour sa part, procédait par l’extériorisation sous forme de rites publics (150-151). C’est John Scheid qui, l’un des premiers, a parlé d’une telle intériorisation de la religion à propos de l’époque de l’expansionisme romain en faisant référence à la hausse de la pratique de la lecture. La religion exigeait de moins en moins de culte et davantage de préparation intellectuelle. Stroumsa a bâtit son argumentation sur les recherches de Scheid (153), et a adopté ce chemin interprétatif afin de démontrer que les transformations identifiées par Scheid ont engendrées de nouvelles structures religieuses. Stroumsa affirme que ces nouvelles structures étaient déjà préfigurées par les communautés juives, qui étaient de nature avant tout scripturaires, et orientées par l’interprétation des textes sacrés (153). Le problème d’ensemble exposé par l’auteur se comprend donc à partir de l’inversion des couples sacré-profane, public-privé. Les mutations religieuses exposées par Stroumsa témoignent d’un passage du sacré, comme chose publique, à un sacré de type privé. Dans le judaïsme et le christianisme des premiers siècles, le sacré s’est vu déplacé dans le domaine du privé, alors que le public est devenu le propre de tout ce qui est profane. La religion romaine était avant tout publique, mais le christianisme a mis en place l’importance absolue de la conscience individuelle, forçant ainsi le déplacement de l’aire religieuse du côté du privé.

En mettant en lumire les sources juives de certaines mutations majeures de la religion à l’époque de l’Antiquité tardive, Stroumsa a réussi à démontrer que le christianisme ancien n’avait pas été le seul responsable de ces transformations, mais qu’il portait en lui des caractres déjà affichés par le judaïsme. Le judaïsme en ressort comme étant à l’origine de transformations tout à fait cruciales dans l’histoire de la religion.

Notes

1. A. Dietrich, ” Der Untergang der Antiken Religionen“, in Kleine Schriften, Berlin, 1911, 449-539.

2. B. Holdredge, Veda and Torah: Transcending the Textuality of Scripture, New York, 1995.

3. P. Borgeaud, “La mémoire éclatée: À propos de quelques croyances relatives au mythe”, in P. Gisel et J.M. Tétaz, (éd.), Théorie de la religion, Genève, 2002.