BMCR 2006.01.45

Hidden Presences. Monuments, Gravesites, and Corpses in Greek Funerary Epigram. Hellenistica Groningana X

, Hidden presences : monuments, gravesites, and corpses in Greek funerary epigram. Hellenistica Groningana ; v. 10. Leuven: Peeters, 2005. ix, 201 pages ; 25 cm.. ISBN 9042916419. €40.00.

Le livre de Jon Steffen Bruss (JSB ci-après) est le dixième volume de la série Hellenistica groningana, dont les trois premiers numéros parurent chez Egbert Forsten et les sept suivants furent publiés par Peeters. Cette série accueille les Proceedings of the Groningen Workshops on Hellenistic Poetry, de même que des monographies, souvent des versions révisées des thèses de doctorat (PhD) de jeunes spécialistes reconnus. Hidden Presences s’inscrit dans cette seconde catégorie. Ainsi que le souhaite son auteur, ce livre charme le lecteur de poésie épigrammatique. JSB analyse en effet avec une grande sensibilité littéraire des textes qu’il aime et dont il sait faire apprécier la saveur à son lecteur, tout en montrant la rigueur philologique requise par la discipline et l’objet d’étude.

JSB analyse la présence cachée de la tradition des épitaphes réellement inscrites sur les monuments funéraires dans le corpus des épigrammes fictives. Cette étude comporte neuf chapitres. L’introduction occupe le chapitre 1, p. 1-18, et la conclusion le chap. 9, p. 168-172. Les chap. 2 et 3, respectivement p. 18-37 et p. 38-57, analysent les thèmes principaux de la tradition des épitaphes inscrites sur les monuments funéraires, et tout particulièrement le motif de la présence cachée, ainsi que le traitement de la localisation du monument le long d’un axe de communication. Le chap. 4, p. 58-87, est une étude des fonctions de cette thématique dans le champ des épigrammes fictives ultérieures. Les chap. 5, 6, 7 et 8 sont une réflexion centrée sur une sous catégorie très importante des épigrammes funéraires: les épigrammes écrites pour des cénotaphes de naufragés. Le chap. 5, p. 88-96, s’intéresse aux poèmes écrits pour de réels cénotaphes et les chap. 6, p. 97-116, chap. 7, p. 117-139, et chap. 8, p. 140-167, aux épigrammes fictives. Le thème de la “présence cachée”, qui donne son titre à l’ouvrage et dont il est le fil conducteur, est examiné en ses variations: “absences cachées”, “absences révélées” et “présences cachées”. JSB surmonte brillamment la plus grande difficulté rencontrée par le philologue qui étudie le genre épigrammatique: le danger du manque de cohérence et de dilution de la réflexion dans des études de détails que ne construit pas une problématique rigoureuse.

L’introduction développe quatre points. JSB s’attache à définir le genre épigrammatique, qui, jusqu’au IVe siècle av. J.-C., regroupait des poèmes inscrits sur un objet de facture variée, puis en vint, à la période hellénistique, à s’appliquer à trois productions distinctes par le support, le propos ou l’occasion. Le terme épigramme recouvre en effet des inscriptions réelles, fictives ou des pièces de vers courtes et de circonstances. Le glissement entre ces acceptions se produisit peut-être par l’intermédiaire de courts poèmes destinés à préfacer, parfois fictivement, des rouleaux. JSB expose ensuite les différents rites funéraires et les caractéristiques principales des épitaphes réelles qui doivent nommer le défunt et peuvent comporter une mention de sa filiation, de son origine, voire des circonstances de son décès. Les épigrammes littéraires, fruit de la culture livresque des poètes, apparaissent au IVe siècle av. J.-C. et explorent d’autres possibilités thématiques. JSB expose clairement sa problématique: suivre le développement de la rhétorique et des motifs des épigrammes réellement inscrites, et étudier la réécriture de ces thèmes dans le corpus des épigrammes littéraires.

JSB étudie dans le chap. 2 le motif de la présence cachée dans les épigrammes réellement inscrites. Après un aperçu des conceptions du rituel funéraire dans la tradition poétique homérique, dont on peut regretter la concision en raison de l’importance de ces hypotextes pour les poètes hellénistiques,1 l’auteur analyse le paradoxe du sèma qui cache le corps du défunt, mais manifeste également sa présence parmi les vivants en tant que mnèma. Au Ve et au IVe siècles se développe le thème de l’enterrement, de ce qui contient et cache le corps, tandis qu’une anxiété devant la mort est manifeste dans les épigrammes hellénistiques.

Le chap. 3 est consacré à l’étude d’un thème lié aux conventions sociales et qui est présent dans les épigrammes depuis le VIe siècle: l’emplacement du tombeau en bordure de route. Le mnèma des agathoi y proclame les vertus de l’ éthos aristocratique. Un certain nombre d’épigrammes impliquent que le lecteur soit un passant qui peut ainsi répéter les vertus du défunt. Les épigrammes de l’époque hellénistique exploitent les thèmes archaiques et classiques tout en portant une attention particulière à la sphère privée. Cette tendance est sensible à Athènes depuis le Ve siècle. Deux stèles d’Apollonopolis Magna, dont le texte et la traduction sont commodément donnés en appendice, p. 173-175, résument parfaitement les principales caractéristiques de ces épigrammes. Leur longueur, 26 vers pour l’une, 24 pour l’autre, est la conséquence du développement de la narration. Le monument a un rôle de mnèma mais il n’est pas placé sur un axe de circulation. Les stèles de la période hellénistique sont toujours des sèma, mais les emplacements choisis renforcent alors la séparation des vivants et des morts.

La réécriture de ce theme dans les épigrammes littéraires hellénistiques est analysée dans le chap. 4. La fréquence de l’attestation du thème de l’emplacement du tombeau dans ce corpus est bien plus élevée que dans celui des épigrammes réellement inscrites. L’indication de la localisation est fondamentale pour leur interprétation. L’épigramme AP 7.429 d’Alcée de Messène dénote une parfaite connaissance de ce thème et de la rhétorique des inscriptions archaiques. Les poètes hellénistiques peuvent subvertir ce thème, ainsi Léonidas, AP 7.478, qui désigne le monument comme un mnèma, mais dépeint l’oubli, car le défunt n’est pas nommé. Théodoridas, AP 7.479, imagine une tombe dont la localisation, trop proche d’une route passante, fut cause de sa quasi destruction. Les thèmes de la localisation et de la présence cachée sont parfaitement connus des poètes du IIIe siècle qui en jouent.

Au chap. 5 s’ouvre une étude consacrée à une sous catégorie d’épitaphes: les épigrammes pour les naufragés. Ce deuxième thème, après celui de la localisation du tombeau, est analysé en conjonction avec le motif de la présence cachée. Paradoxalement, les morts en mer sont relativement nombreux, mais très peu d’épigrammes réellement inscrites ont été retrouvées par les archéologues. /A cela deux raisons: d’une part la terre est le lieu de mort considéré comme normal et d’autre part le corps étant perdu dans le naufrage, le monument n’est plus le marqueur d’une tombe réelle. L’épitaphe ne célèbre plus une présence cachée, mais doit dire une absence. Les multiples variations possibles créées par cette situation sont explorées par les auteurs d’épigrammes littéraires.

Les chap. 6, 7 et 8 explorent successivement les motifs de l’absence cachée, de l’absence révélée et de la présence cachée. Au fil de ces chapitres JSB montre une très grande finesse d’analyse et une sensibilité littéraire auxquelles il est difficile de rendre justice dans le cadre limité d’un compte-rendu. La complexité du jeu des réécritures, éléments caractéristiques des poétiques d’époque hellénistique, est exposée de façon pertinente, claire et pénétrante. Les études détaillées d’épigrammes de Léonidas de Tarente, d’Asclépiadès, de Callimaque, de Théocrite, de Posidippe, d’Euphorion — pour ne citer que les plus notoires — permettent à JSB de mettre en évidence les liens étroits qui unissent épigrammes littéraires et épigrammes réellement inscrites.

L’ouvrage de JSB permet au lecteur de comprendre avec précision le développement et la constitution d’un genre littéraire pour lequel la publication récente du rouleau d’épigrammes de Posidippe a contribué à renouveler l’intérêt.

Notes

1. Cette question a notamment été étudiée par G. Nagy, Greek Mythology and Poetics, Cornell, 1990.