Le chercheur intéressé par les domus d’Afrique romaine connaît, certes, les maisons munies d’un étage souterrain situées dans le site archéologique de Bulla Regia au nord-ouest de la Tunisie. Raquel Rubio González s’est proposée d’étudier ces fameuses demeures d’abord dans le cadre d’une thèse qu’elle publie ensuite sous forme de monographie. Ainsi que le titre l’annonce, l’architecture et les mosaïques des maisons sont au cœur de la problématique de recherche de cet ouvrage et de la vaste enquête menée. L’Auteure dispose donc d’une documentation remarquable et convergente d’architecture et de mosaïque qu’elle met en œuvre.
L’ouvrage s’ouvre par une impressionnante table des matières (p. I-III); liste des figures (IV-VII); remerciements (p. VIII); abréviations (p. IX-X); prologue de l’archéologue Fabiola Salcedo Garcés (p. XI); introduction en espagnol, langue de l’auteure et du livre (p. XIII-XV), suivie immédiatement d’une traduction en anglais (p. XVI-XVIII). Après les quelques pages d’introduction, le chapitre I (p. 1-10) est consacré aux contextes géographique et historique de Bulla Regia. Située dans les riches plaines de la Moyenne vallée de la Medjerda, les campi magni de Polybe, d’Appien et de Procope ; le Campus Bullensis de Saint Augustin, Bulla Regia connut différentes phases historiques entre la période numide et l’antiquité tardive en passant par la période romaine, son véritable âge d’or. Au cours de cette dernière période, elle se dotait de beaucoup de moments et fut promue municipe julien ou augustéen selon une récente hypothèse et de Vespasien selon une vieille thèse, puis colonia Aelia Hadriana Augusta Bulla Regia par Hadrien entre 117 et 138 ap. J.-C.
L’Auteure s’attèle ensuite dans le chapitre II (p. 11-17) à l’historique des fouilles dans l’espace domestique. Y sont examinés les investigations archéologiques de Louis Carton, Capitaine Benet, Roger Hanoune et Yvon Thébert. Dans le chapitre III (p. 18-32), elle s’intéresse aux problématiques et considérations générales de l’architecture domestique à Bulla Regia. Y sont traités les aspects terminologiques des domus à étage souterrain, l’aménagement de l’ambiance souterraine et les divers motifs ayant conduit à adopter ce style architectural (tels que les motifs pratico-utilitaires, sociaux et géologiques), la typologie de maisons à étage souterrain, les techniques de construction et décoration architectonique, les fonctions et l’organisation de l’espace domestique comme les entrées et les vestibules, le péristyle, le triclinium, la décoration absidale, la basilique privée, le cubiculum, les thermes et les latrines privées, les systèmes d’évacuation et d’assainissement, les puits privés, les escaliers d’accès au premier étage et l’évolution chronologique.
Le chapitre IV (p. 33-111) est consacré à une étude architectonique et décorative des domus. Elle dresse une liste complète des domus incluant la Maison de Triomphe de Venus Marine (rez-de-chaussée et sous-sol), qui occupe en réalité le secteur méridional d’un ilot composé de deux maisons, et la Maison des Venantii (?), dont la destination n’est pas encore claire : la formule venantiorum baiae du bassin mosaïqué laisse privilégier des thermes privés d’une domus, mais les fouilles ne sont pas encore finies.
Le chapitre V (p. 112-144) est consacré aux typologie et questions générales sur la décoration mosaïstique au sein duquel elle traite dans une introduction la décoration mosaïquée des espaces domestiques, les techniques de préparation de tableaux de mosaïque, les ateliers, les mosaïques figurées, les mosaïques portant des thèmes mythologiques, les mosaïques avec des thèmes à caractère symbolique, la décoration géométrique et le répertoire ornemental. Entre les p. 121 et 144, le tableau adjoint aux démonstrations synthétise les principaux décors des mosaïques.
Dans la deuxième partie de l’ouvrage (p. 145-330), la plus grande, l’Auteure dresse un catalogue exhaustif de toutes les mosaïques découvertes dans toutes les maisons et passe au crible les différents motifs. L’ouvrage se clôt par quelques pages de conclusion qui synthétisent les principaux apports de l’ouvrage (p. 331-335) suivies d’une substantielle et copieuse bibliographie (p. 336-347), témoin des nombreuses lectures de l’auteure.
Il est bien remarquable que l’Auteure a traité quelques aspects épineux et essayé vaillamment de répondre entre autres à une question laissée en suspens : pour quelle raison a-t-on aménagé dans cette ville précisément des maisons munies d’un étage souterrain ? Il semble que la prédilection du propriétaire pour ce style architectural particulier, ses goûts, sa volonté d’étalage de luxe, d’émulation, de rendre patent son rang social et éventuellement son rôle politique sont autant de facteurs ayant contribué à l’adoption du procédé architectural de construction.
Par ailleurs, ces demeures ont connu une nette évolution chronologique. Au moment de sa construction, l’élément essentiel autour duquel se développent toutes les composantes de la maison est le péristyle. Cet espace d’agrément symbolise le prestige du propriétaire à travers l’opulente décoration (chapiteaux corinthiens et ouverture de forme hexagonale au portique du sous-sol de la Maison de la Nouvelle Chasse, par exemple). Les galeries du péristyle sont entourées de différentes pièces comme les triclinia, lieux d’accueil et de représentation, et les cubicula richement décorés. À partir du milieu du IVe siècle, une évolution est remarquée, notamment dans la Maison de la Nouvelle Chasse avec la fragmentation de l’espace domestique. Le péristyle au rez-de-chaussée a perdu sa fonction d’espace unitaire autour duquel s’ouvrent les différentes pièces. Une juxtaposition de volumes compartimentés est alors apparue où les pièces principales se dotèrent des portiques entiers et s’en font des vestibules.
Autre apport majeur de l’ouvrage concerne les mosaïques. Comparés aux ensembles de la Byzacène, les canevas répertoriés témoignent d’une certaine originalité. Parmi ses principaux traits, on note l’utilisation très limitée des scènes figurées. Lorsqu’elles ornent les triclinia des maisons, elles n’ont qu’une place secondaire. Ces tableaux se trouvent dans les Maisons de la Chasse, de la Nouvelle Chasse, de Vénus (mosaïques de la déesse Vénus et représentation féminine au sous-sol et délivrance d’Andromède au rez-de-chaussée) et de la Pêche. L’abondance des pavements dont le dessin naît de la combinaison d’éléments strictement géométriques est encore une autre caractéristique de ces mosaïques. Les éléments végétaux semblent jouer un rôle subordonné. L’ambiance générale est résolument différente de celle qui prévaut sur les sols mosaïqués en Byzacène où foisonne un style fleuri. Ce goût du géométrique propre à la partie occidentale de la Zeugitane (même tendance remarquée à Thugga et Simitthus par exemple) se rattache au style qui privilégie les schémas fondés sur des combinaisons géométriques de complexité variable, par opposition à une tendance qui attribue un grand rôle aux représentations figurées et aux éléments végétaux.
Au total, cet ouvrage bien composé et stimulant est principalement le résultat d’une enquête bibliographique. Il apporte sous une forme nouvelle les fruits des recherches inédites et publiées de Roger Hanoune sur les mosaïques[1] et d’Yvon Thébert sur l’architecture[2]. La profondeur du propos, la limpidité de style, les raisonnements éclairants et les questionnements nourriront certainement la réflexion des spécialistes des domus. Les documents d’archives et photographiques bien choisis et d’une belle tenue pris lors de brefs passages de l’Auteure par le site archéologique (et non de missions officielles) accompagnant les propos apportent un bon complément d’information. Autant de gains appréciables, et sur des points souvent essentiels pour une mise au point aussi agréable que substantielle sur les demeures de la ville.
Parvenu au terme de l’ouvrage, quelques réserves s’imposent, réserves précisons-le d’emblée, qui n’entament en rien la valeur de l’ouvrage. Un obstacle de taille complique la lecture de l’ouvrage. On regrettera l’absence d’indices en fin d’ouvrage qui auraient pu faciliter à tous égards les chercheurs amenés à le consulter et accroitre son utilité. Le titre est trompeur puisque la décoration architectonique dans sa diversité (chapiteaux, bases, linteaux, pilastres…) n’a pas été étudiée de manière approfondie. Ces divers éléments conservent non seulement une fonction structurelle mais aussi des caractères plastiques marqués. Leur évolution stylistique et chronologique est totalement occultée au profit de l’organisation interne de la demeure, elle-même incomplètement élucidée. Les espaces de services comme les cuisines, les celliers, les latrines (hormis une seule découverte au rez-de-chaussée de la maison de la chasse) outre les installations artisanales et les boutiques font défaut dans l’ouvrage.
L’ouvrage dans sa totalité constitue une somme qui met à jour ce que nous connaissons déjà sur les maisons. Il porte peu d’informations nouvelles sur la question des domus de la ville. Il ressort clairement que les résultats de l’enquête dépendent très étroitement des données déjà recueillies par la mission franco-tunisienne des années 1970-1980. On s’étonnera en effet de voir par exemple l’Auteure reproduire les vieux plans publiés dans le guide de A. Beschaouch, Y. Thébert et R. Hanoune, Les Ruines de Bulla Regia (Rome, 1977) alors que nos connaissances se sont accrues considérablement ces dernières années. L’Institut National du Patrimoine de Tunis dispose en effet d’un nouveau plan topographique et de photographies en mesure d’aider à mieux comprendre l’architecture, la topographie, l’ordonnance des maisons… D’éventuelles corrections et mises au point des données publiées dans l’ouvrage sont à mon avis nécessaires. Je me demande par ailleurs, et dans le même ordre d’idées pourquoi l’Auteure n’a pas entrepris des vérifications de terrain à travers des sondages archéologiques, des relevés stratigraphiques et topographiques lors de missions programmées en collaboration avec l’Institut National du Patrimoine de Tunis. Ces travaux auraient permis d’affiner l’évolution chronologique et modifier certaines données. Il est déjà admis que l’étage souterrain n’existait pas avant l’époque sévérienne (fin IIe – début IIIe siècles). Mais, les escaliers primitifs des Maisons de la Chasse et de Vénus témoignent des réfections et transformations subies à une date qui reste encore à préciser. Dans la Maison de la Nouvelle Chasse dont les résultats définitifs des fouilles ne sont pas encore publiés, c’est toute une autre évolution puisque dans la deuxième moitié du IVe siècle l’extension de la demeure au sous-sol s’était réalisée au dépens des citernes et de l’aile septentrionale. À la même époque, plusieurs demeures ont connu des réaménagements. Des boutiques et niches pour chiens de chasse sont alors aménagées au dépens de l’espace habitable dont la superficie est devenue plus réduite. Autres fouilles conduites par des chercheurs tunisiens (Aziz Antit et Sadok Ben Baaziz), qui restent inédites, auraient permis à l’Auteure d’arriver à bien d’autres conclusions. L’on est surpris de même qu’elle n’aborde pas une recherche poussée sur les symboles des sodalités comme ceux des Telegenii et des pentasii qui décorent les mosaïques des Triclinia des maisons du trésor et de la chasse. Les spécialistes de la question seront agacés par cette absence sans oublier bien d’autres mosaïques qui auraient dû de même figurer dans l’ouvrage.
Certaines hypothèses avancées, les étranges datations, l’absence d’une recherche sur les symboles de sodalités, des styles du décor architectonique et d’une approche comparative sur les domus… susciteront encore, sans aucun doute, bien des discussions dans les futures recherches sur les domus de Bulla Regia et de ceux de l’Afrique antique. En dépit de tout cela, en posant à l’Auteure les objections que nous venons de développer, en attirant son attention sur l’utilité d’un travail archéologique de terrain, d’effectuer des sondages, de fournir des relevés stratigraphiques et architecturaux détaillés des demeures étudiées, des relevés des mosaïques qui les tapissaient et d’établir un partenariat solide et sûr avec l’Institut National du Patrimoine de Tunis, nous n’avons à aucun degré voulu diminuer son grand effort. C’est au contraire un témoignage de réelle et cordiale estime que nous croyons lui donner ; nous lui prouvons ainsi avec quel soin nous avons lu son ouvrage et quel intérêt nous y avons pris.
Notes
[1] R. Hanoune, Inventaire des mosaïques de Bulla Regia, Mémoire de l’Ecole Française de Rome, décembre 1969, exemplaires dactylographiés ; Recherches archéologiques franco-tunisiennes à Bulla Regia. IV, 1, Les mosaïques. Rome, 1980.
[2] Y. Thébert, L’architecture domestique romaine à Bulla Regia, mémoire présenté en vue de l’obtention du diplôme d’études supérieures, Faculté des Lettres et Sciences Humaines de Paris, mai 1966 ; et sa magistrale synthèse « Vie privée et architecture domestique. Le cadre de vie des élites africaines », dans P. Veyne (éd.), Histoire de la vie privée. 1. De l’Empire romain à l’an mil, Paris, 1985, p. 305-397 (réédition du volume en format de poche en 1999).