Tous les antiquisants connaissent la collection des Universités de France (CUF) publiée sous le patronage de l’Association Guillaume Budé aux Belles Lettres qui rend de si grands services en offrant les textes édités, traduits et commentés des auteurs antiques grecs et latins. La série est aujourd’hui presque complète. Mais certains textes sont plus difficiles à éditer, traduire et commenter que d’autres. C’est le cas de ce qui subsiste du De lingua Latina de Varron de Réate. Les savants en charge de cette publication doivent cumuler les compétences. Qu’on en juge: cet ouvrage ressortit à un sujet bien spécifique, la grammaire antique; il utilise un vocabulaire technique, mais il n’y avait pas à l’époque de nomenclature vraiment fixée et l’auteur choisissait parfois ses propres termes (qu’il allait même jusqu’à forger dans certains cas) et ses propres images; Varron prend des exemples dans tous les domaines et son commentateur doit être en mesure d’éclairer le lecteur; les productions du Réatin sont sous-tendues par des théories philosophiques; sa langue est compliquée faisant alterner des passages très travaillés avec ce qu’on pourrait appeler de simples notes à la syntaxe négligée. Sur les vingt-cinq livres que comportait à l’origine cette œuvre, ne sont parvenus jusqu’à nous que les livres V à X avec des lacunes et quelques fragments du reste. Dans la CUF le livre V a paru en 1954, édité, traduit et commenté par Jean Collart, le livre VI en 1985 aux bons soins de Pierre Flobert. Le livre VII a été publié en 2019 par le même Flobert, qui, en fin d’introduction, remercie chaleureusement Guillaume Bonnet pour sa collaboration. Bonnet, professeur de linguistique ancienne à l’Université de Bourgogne, avait déjà offert à la CUF la Grammaire latine de Dosithée (2005) et l’Abrégé de la grammaire de saint Augustin (2013). C’est donc un spécialiste, ce que confirme le grand nombre des travaux qu’il a publiés dans ce domaine. C’est pourquoi, il a pris la suite et a été chargé des trois derniers livres conservés ainsi que des fragments. Le chantier est en cours avec le livre VIII sorti en 2021, le livre IX en 2022 et il poursuit sa tâche.
Cette édition du livre IX de La langue latine suit le plan habituel des productions de la CUF. Dans l’«Introduction», Bonnet définit la situation du volume par rapport à ce qui le précède et à ce qui le suit dans le De lingua Latina. En effet, après les livres V, VI et VII dédiés à l’étymologie, les livres VIII, IX et X forment une triade consacrée à la morphologie. Après avoir expliqué dans l’«Introduction» de son édition du livre VIII que Varron dans cet exposé morphologique avait pour arrière-plan la querelle entre ceux qui professaient que les langues étaient régies par le principe de l’analogie et ceux qui estimaient que c’était l’anomalie qui y régnait, Bonnet commence ici par montrer comment le livre VIII affecté aux théories des anomalistes et le livre IX voué aux arguments des analogistes qui leur répondent forment un diptyque dans lequel Varron ne s’identifie ni aux premiers ni aux seconds. Tout cela conduit au livre X où le Réatin développera ses idées propres, sa position se rapprochant de celle des analogistes, mais étant beaucoup plus nuancée.
Puis l’universitaire cite l’article de Wolfram Ax[1] qui, à partir d’indices rappelés ici, suggérait que Varron avait d’abord présenté ces volumes sous forme de dialogues avant de les transformer en un exposé in utramque partem.
Il enchaîne sur une étude des familiers de Varron évoqués plus ou moins clairement dans ce texte, au premier rang desquels figure Cicéron suivi d’un certain nombre de notables contemporains. Il relève le goût de la plaisanterie du Réatin. Personnellement j’ajouterais aux exemples qu’il donne le §28 où, à propos de l’analogie chez les poissons, est posée la question: an e murena fit lupus aut merula?, qui certes signifie «la murène donne-t-elle naissance à un loup ou à un labre?» comme traduit Bonnet, mais qui peut recéler un jeu sur les mots sachant que chacun de ces termes est le cognomen d’un membre de cette mouvance. L. Licinius Murena a été défendu par Cicéron et ce surnom est mis en rapport avec les poissons par Varron dans les Res rusticae III 3, 10. Lupus est une relation de Cicéron (familiaris noster l’appelle-t-il en fam. XI 5, 1) qui apparaît dans sa correspondance. Cornelius Merula est mis en scène et présenté comme e familia consulari ortus (rust. III 2, 2) par Varron dans les Res rusticae où, par jeu, le Réatin, qui apparemment adore s’amuser des patronymes, fait dialoguer des connaissances dont le nom est en rapport avec les sujets qu’elles traitent.
Bonnet relève à juste titre des réminiscences de Lucrèce, et il y inclut les tours du type non uides; ces stylèmes sont aimés certes de ce poète; les épicuriens, en effet, basent leurs théories sur l’expérience; or dans ce livre IX de La langue latine on retrouve chez l’auteur le même désir de prouver que ses propos ne sont pas pures élucubrations. Mais il n’y a pas que cela, car ces formules abondent dans ce qui reste des Satires Ménippées que Varron a commencé à composer très tôt. Dans les fragments conservés on en dénombre une dizaine avec le verbe uidere, sans compter les variantes comme non animaduertis. Elles rappellent le οὐχ ὁρᾷς fréquemment employé par les cyniques[2] (dont faisait partie Ménippe de Gadara auquel renvoie l’adjectif Ménippées), question pressante de ton familier caractéristique des prédicateurs itinérants qu’étaient parfois ces philosophes habitués à interpeller les passants pour retenir leur attention au milieu de la foule. Cette tournure dénote la rage de convaincre qui anime le locuteur.
Passant à l’établissement du texte, Bonnet indique ses principes éditoriaux: suivre le plus possible le Laurentianus Pluteus LI 10 (F) en s’inspirant ici et là des leçons des éditeurs ou commentateurs anciens et modernes, écrire systématiquement pro portione en deux mots. Il propose une vingtaine de nouveautés tout à fait recevables.
Viennent ensuite cinq pages de «Références Bibliographiques» très copieuses.
On félicitera Bonnet d’avoir inséré une «Analyse du livre IX» qui «permet d’embrasser le propos du livre» et dont sont tirés des intertitres qui «dans la traduction, balisent la progression de l’exposé varronien». Très bien faite et très clairement présentée, c’est une aide précieuse pour le lecteur qui pourrait se perdre tant le texte est touffu. Termine cette première partie un Conspectus siglorum qui recense le Codex unicus, les codices descripti ac editores et commentatores prisci et les editores et commentatores recentiores.
Suit le texte latin avec au-dessous son apparat critique extrêmement clair et en vis-à-vis sa traduction française. Celle-ci transmet souvent l’esprit davantage que la lettre, ce qui la rend certes plus accessible mais au prix quelquefois de légères inexactitudes dont voici deux exemples entre autres: au §28 le locuteur montre que l’analogie règne partout dans le monde, sur terre, dans l’air et il ajoute: an aliter hoc fit quam in aere in aqua? que Bonnet traduit: «En est-il dans l’eau autrement qu’au-dessus?», ce qui ne convient pas, car selon la conception que Varron expose dans les Antiquitates rerum diuinarum (fr. 226 Cardauns tiré d’Augustin, Cité de Dieu, VII 6): mundum diuidi in duas partes, caelum et terram, et caelum bifariam in aethera et aera, ce qui est «au-dessus de l’eau» ne contient pas seulement l’air, mais d’abord l’air, puis l’éther. Au §45, l’auteur rappelle un argument des anomalistes: «ils disent (aiunt) qu’il n’y a pas d’analogie parce que […]» et après avoir rapporté l’argument erroné à ses yeux, il conclut: nisi etiam nos calceos negabunt habere, quod in maiore parte corporis calceos non habeamus, traduit ici par: «ou bien alors nous nierons porter des souliers pour la raison que la majeure partie de notre corps n’en porte pas». Mais le sujet de negabunt est le même que celui de aiunt, ce sont les anomalistes qui nieront que nous portons des souliers.
Le «Commentaire» est du plus grand intérêt; sa richesse est remarquable. S’y déploie la culture de Bonnet ainsi que son érudition non seulement concernant la grammaire ancienne, mais aussi la linguistique moderne, concernant les realia, concernant la prosopographie, etc. Ses interprétations sont d’une grande finesse et ses réflexions inspirantes. Ses justifications de ses choix de leçons ou de traductions sont très pertinentes. On y découvre beaucoup de suggestions neuves : ainsi, au §46 Bonnet propose de reconnaître une citation d’une comédie perdue, ailleurs un proverbe; ailleurs il se demande si ce n’est pas Palémon qui est à l’origine d’une conception anti-varronienne qu’il subodore. Un des points forts de cette étude est la comparaison entre ce livre IX contenant les arguments des analogistes et ce qu’on peut savoir du De analogia de César d’après les fragments et les testimonia qui subsistent.
Terminent ce volume un Index auctorum, un Index graecus, un Index nominum, et un Index exemplorum.
Un seul regret : quelques étourderies entachent cette publication. Ne parlons pas des fautes de typographie (trois m au lieu de deux, s en trop ou oublié, x omis, lettres interverties, verbe au singulier avec son sujet au pluriel, expressions corrigées dans lesquelles est resté un vestige de la formulation ancienne, etc.). Il y a plus ennuyeux : la traduction du §22, p.7, ne contient aucun appel de note et pourtant deux notes s’y référant figurent dans le commentaire, p.48. Au §79 le texte latin comporte dicatur haec strues, hic Hercules et la traduction en face: «on dit hic strues, hic Hercules». Le §99 fournit une série d’exemples parmi lesquels pungo, pungam, ce qui donne à la troisième ligne de la traduction: «pungo pungam pupugi (battre)» et six lignes plus bas «pungebam pungo pungam (je combattais, je combats, je combattrai)» sans explication. La dernière phrase du §100 n’est pas traduite. À la p.85, l’expression «le travail de Plaute sur le canon plautinien» doit comporter un lapsus.
Mais ces petites imperfections sont faciles à corriger et n’empêchent pas cette édition avec traduction française et commentaire d’être une réussite.
Notes
[1] Wolfram Ax, « Disputare in utramque partem. Zum literarischen Plan und zur dialektischen Methode Varros in de lingua Latina 8 – 10 », dans RhM 138 (1995), p. 146-177.
[2] Voir Jean-Pierre Cèbe, Varron, Satires Ménippées, 4, Rome 1977, p. 515.