BMCR 2024.09.16

Historical culture in Iron Age Italy: archaeology, history, and the use of the past, 900-300 BCE

, Historical culture in Iron Age Italy: archaeology, history, and the use of the past, 900-300 BCE. New York: Oxford University Press, 2023. Pp. 312. ISBN 9780197647462.

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L’ouvrage de Seth Bernard envisage d’un point de vue systématique une question qui a été fermement débattue depuis plusieurs décennies: la constitution d’une mémoire et d’un discours historiques propres aux populations italiennes avant leur passage sous la domination romaine et l’importance des sources archéologiques pour construire un récit décentré du point de vue romain sur ces populations. Ce qui l’amène à présenter des situations largement connues (l’interprétation des fresques de la tombe François de Vulci, les programmes décoratifs des temples archaïques de Pyrgi, le sarcophage de Laris Pulenas etc.), mais aussi d’autres qui sont plus rarement convoquées dans ce type d’exercice (les nécropoles d’Allumiere ou de Torre Galli par exemple) ou plusieurs découvertes récentes (la “chapelle funéraire” de Véies).

Après avoir défini, dans un chapitre d’introduction, la notion de “culture historique” (soit l’ensemble des productions culturelles qui favorisent la relation d’une société avec son propre passé), l’auteur détaille, dans une série de chapitres thématiques, les différents éléments qui fondent cette culture historique en Italie. Le deuxième chapitre envisage la question de la relation aux ancêtres à travers la documentation funéraire: la constitution d’une sépulture est avant tout destinée à générer (et à entretenir) une mémoire collective, en insistant sur l’idée de continuité topographique et temporelle. Sont ainsi analysées les stratégies de dépositions funéraires multiples et échelonnées dans le temps, notamment leur répartition topographique, comme avec les groupes de sépultures, vraisemblablement familiaux, dans la nécropole de l’Osteria dell’Osa, où l’on voit émerger des ensembles de 30 à 50 tombes, utilisés parfois pendant plus d’un siècle. Le même raisonnement est appliqué à divers ensembles funéraires, en Italie centro-méridionale (Pontecagnano, Torre Galli, Francavilla Marittima) et septentrionale (Chiavari). La présence de rituels ou de lieux de culte dans les nécropoles, comme les autels attenant aux tumuli de Sodo à Cortone, participe de cette dimension historique et mémorielle, de même que la visibilité externe toujours plus grande des sépultures émergentes (avec l’apparition des stèles décorées de représentations humaines, comme la fameuse stèle d’Avele Feluske à Vetulonia, les stèles de Penna Sant’Andrea ou la statue dite du Guerrier de Capestrano). La monumentalisation des tombes, sous forme de tumuli, rappelle bien évidemment le souvenir des défunts et la puissance des lignages aristocratiques dans le paysage des vivants et l’auteur présente les exemples bien connus des nécropoles étrusques, et d’autres un peu moins célèbres, comme le spectaculaire tumulus de 4.000 m² découvert à Crustumerium. La distinction sociale et les identités (de genre notamment) se marquent également dans la composition des mobiliers funéraires et on évoque la présence de sceptres ou d’objets plus anciens (comme la situle de la Certosa à Bologne) ou exotiques (cf. scarabée égyptien de Francavilla Marittima) dans les sépultures. Le dernier élément de distinction dans les tombes est l’écriture et sont présentés une série d’exemples anciens et fameux (comme la “coupe de Nestor”). Tout cela autorise-t-il à parler d’un culte des ancêtres dans les espaces funéraires? On pourrait le croire au vu de certaines représentations (statuettes comme à Ceri ou Caere, décorations plastiques sur des vases, voire statues comme à Casale Marittimo). Tous ces exemples connus et déjà souvent mis en avant par l’historiographie italienne contribuent donc, selon l’auteur, à construire un temps aristocratique, insistant sur les notions de lignage, de continuité (et des cas de discontinuité dans la documentation, comme la destruction volontaire de certaines statues, sont également évoqués) et de renouvellement générationnel. Le raisonnement est bien entendu conduit à partir d’une série d’exemples choisis, et on aurait pu multiplier à l’envi les ensembles documentaires (les stèles des nécropoles de Bologne, de Padoue ou de la zone daunienne, les tombes à char de Côme et leurs parallèles au-delà des Alpes etc.), mais l’essentiel est ici de mettre en évidence un “temps aristocratique”.

Le chapitre 3 oppose à ce “temps aristocratique” le temps des cités, à partir des VIIe-VIe s. avant J.-C., cités dans lesquelles les groupes aristocratiques sont demeurés par ailleurs fortement dominants. Si les légendes de fondation mettant en scène Tarchon et Tagès sont des élaborations récentes, qui trahissent de fortes influences grecques, on peut en revanche déceler cette notion de continuité à travers les exemples de superposition entre des temples et des structures plus anciennes (de type “hutte”), selon un modèle que l’on a beaucoup – voire trop – mis en avant ces dernières années. S. Bernard présente avec clarté les différents exemples connus où des constructions (temples, résidences) se superposent à des “cabanes”: à Rome, à Ardée (Colle della Noce), à Satricum, à Gabies, à Velletri, à Lanuvium, à Cerveteri, à Tarquinia. Il rappelle au passage que la continuité d’usage (cultuel) n’est jamais garantie et que la superposition est parfois discutable ou accidentelle, et que seule une analyse très précise des données archéologiques peut permettre de distinguer entre toutes ces situations en apparence comparables. Cette prudence est d’autant plus nécessaire que les ruptures de continuité sont souvent la règle dans les fondations urbaines, comme à Marzabotto, qui est présentée comme une fondation ex novo (mais pour laquelle on aurait pu insister aussi sur la phase dite “Marzabotto I”, précédant l’implantation du réseau orthonormé). S. Bernard présente à la suite une série de dépôts “de fondation”, souvent en relation avec l’édification des murailles, ou à l’inverse des cas d’oblitération, de destruction de structures, comme sur l’acropole de Populonia ou dans le quartier de Vigna Parrochiale à Cerveteri, ou dans des situations beaucoup discutées à Gabies, à Rome Sant’Omobono ou à Véies-Portonaccio.

Cette question des fondations amène l’auteur à s’interroger sur la figure des fondateurs et sur la manière dont on en préservait le souvenir. S. Bernard revient ici en premier lieu sur le dossier du tumulus et du sanctuaire (mais dont le plan rappelle celui des résidences “princières” de type Murlo) de Montetosto, sur le territoire de Caere, lieu présumé de la commémoration du massacre des prisonniers phocéens. Pour d’autres situations, nous ne possédons pas en revanche le précieux témoignage d’Hérodote, comme pour l’hérôon de Paestum. La récente découverte d’une “chapelle funéraire” à Piazza d’Armi à Véies (VIIIe s. av. J.-C.) est amplement commentée et interprétée comme la tombe d’un aristocrate de l’époque pré-urbaine, dont le souvenir était conservé et exalté dans la cité postérieure. La présence de sépultures dans l’emprise d’autres centres urbains est en revanche moins significative, même si certaines structures (sarcophages pleins ou vides associés à des édifices postérieurs), à Tarquinia ou à Rome posent assurément question. Le culte rendu à Enée est également évoqué, en rappelant notamment que le fameux tumulus interprété comme un hérôon correspond assez mal avec la situation topographique décrite par Denys d’Halicarnasse, tandis que le sanctuaire de Sol Indiges peut peut-être être localisé à l’embouchure du Fosso di Pratica ou à Castrum Inui, à l’embouchure du Fosso dell’Incastro. L’ensemble de ces sites (et les villes de Lavinium, Ardée et même Rome) étaient probablement en rivalité pour conserver la mémoire du prince troyen.

Le chapitre 5 revient sur la constitution d’un temps “historique”, mesurable par l’établissement de chronologies et d’un calendrier. La mise en place d’un comput civique en plantant un clou dans la paroi d’un temple est une pratique connue par les textes à Rome et à Volsinies, mais plusieurs découvertes de clous de bronze au Campo della Fiera d’Orvieto ou à Pyrgi (où les lamelles d’or étaient enroulées autour des clous) semblent renvoyer à la même situation (de même que d’autres exemples moins évidents à Marzabotto). Après une analyse fine de la structuration du temps dans les textes des lamelles de Pyrgi, les différents “calendriers” connus par l’épigraphie sont passés en revue: tuile de Capoue, plomb de Magliano, mentions de magistrats éponymes sur les iuvilas de Capoue (on en trouve également en abondance sur les timbres osques sur tuile du Samnium), livre de lin de la momie de Zagreb. Le passage du temps est également exprimé dans les rituels des Tables de Gubbio ou sur la table d’Agnone. Cette documentation épigraphique, combinée à diverses gloses, montre que le processus de délimitation du temps a été général dans l’Italie préromaine, le plus souvent en contexte religieux.

Dans le 6e et dernier chapitre, l’auteur revient sur une question plutôt classique: l’utilisation de l’iconographie (la peinture en particulier) pour transmettre une mémoire de type historique. Il présente les exemples célèbres des vestiges de la peinture “historique” romaine (dans les tombes de la nécropole de l’Esquilin), les productions étrusques de la 2e moitié du IVe s. (la tombe François de Vulci, la tombe des Boucliers, la tombe del Convegno etc.), ainsi que les scènes “historiques” dans les tombes campaniennes (Nola, Capoue, Cumes) ou dans les sépultures de Paestum. Au final, la culture historique semble s’affirmer en parallèle avec la structuration des cités-Etats, l’affirmation des magistratures (contrôlées par des familles aristocratiques, dont le pouvoir sur les sociétés italiennes n’a jamais disparu).

Si l’auteur déclare en préambule ne pas vouloir dresser ici une histoire de l’Italie préromaine, c’est néanmoins dans cette direction qu’il tend, en évoquant successivement l’émergence des groupes aristocratiques, la fondation des cités et la mise en place de leurs institutions (notamment les calendriers) ou la domination sociale et politique des aristocraties sur ces cités d’époque classique et hellénistique. En se défendant de tout esprit de système, S. Bernard a eu le courage de réexaminer, à la lumière de la documentation archéologique, toute une série de modèles historiographiques (l’exaltation du rang social des aristocrates dans les nécropoles, la continuité cabanes-temples, les dépôts de fondation etc.) qui ont été élaborés et appliqués à des situations parfois très disparates par l’historiographie italienne pendant la 2e moitié du XXe et le premier quart du XXIe siècle. L’analyse demeure toutefois tributaire de la publication (et de l’interprétation) des données archéologiques, parfois préliminaires ou très lacunaires. L’ouvrage se fonde sur une abondante bibliographie – on pourrait bien entendu signaler de nombreuses études importantes qui auraient pu être consultées avec profit (de Jean Hadas-Lebel sur l’inscription de Laris Pulenas, d’Emmanuel Dupraz sur l’épigraphie vestine, de Françoise-Hélène Massa-Pairault sur l’iconographie du sanctuaire de Castrum Inui et la mémoire de Turnus, le livre de Claude Pouzadoux sur l’Éloge d’un prince daunien, la publication par Joachim Weidig de la nécropole de Bazzano et bien sûr l’étude de Gianluca Tagliamonte sur la terribile bellezza del guerriero), mais toute synthèse se fonde nécessairement sur une bibliographie circonscrite. On saura gré pour finir à Seth Bernard d’avoir proposé une lecture stimulante de la question de la transmission de la mémoire historique dans l’Italie avant son passage sous la domination politique de Rome, qui rappelle par là même qu’une telle histoire, fondée sur la documentation archéologique et épigraphique, est possible.