“Que sans cesse l’Athos soit franchi à la voile et l’Hellespont à pied, que le soleil soit caché par les traits des Mèdes, que Xerxès prenne la fuite et que Léonidas force l’admiration…” (Rhet. praec. 18: καὶ ἀεὶ ὁ Ἄθως πλείσθω καὶ ὁ Ἑλλήσποντος πεζευέσθω καὶ ὁ ἥλιος ὑπὸ τῶν Μηδικῶν βελῶν σκεπέσθω καὶ Ξέρξης φευγέτω καὶ ὁ Λεωνίδας θαυμαζέσθω): en ces termes, Lucien raillait l’omniprésence des références au passé – aux guerres Médiques, en l’occurrence – dans la rhétorique grecque de l’époque impériale. Un tel reproche s’appliquait en particulier à l’exercice de la “déclamation” (μελέτη), qui consistait à traiter, sous forme de discours délibératif ou judiciaire, des cas fictifs tirés de l’histoire grecque ou situés, plus vaguement, dans un contexte imaginaire semblable à celui de la cité classique. Nombreux sont les auteurs, anciens et modernes, qui ont dénoncé, à la manière de Lucien, le caractère irréel et passéiste du genre de la déclamation.
William Guast ne nie pas ce passéisme, mais il propose de l’examiner sous un angle différent. L’objet de son livre est de montrer que tout en se projetant dans le passé, la déclamation entretenait un rapport avec la réalité contemporaine environnante. Tel est le sens de la conjonction “and” dans le titre Greek Declamation and the Roman Empire: selon W. Guast, la déclamation grecque n’était pas coupée de l’Empire romain et elle avait quelque chose à dire à son propos. Cette thèse s’inscrit dans le mouvement interprétatif qui, depuis une ou deux générations, s’attache à montrer que les intellectuels grecs étaient pleinement insérés dans la vie de l’Empire, même s’ils cultivaient leurs racines et leur identité. En ce qui concerne la déclamation, en particulier, les Controverses et suasoires de Sénèque le Père et les Vies des sophistes de Philostrate appuient cette thèse et la rendent a priori vraisemblable; car on y rencontre des déclamateurs aux yeux ouverts sur leur temps et en constante interaction avec le pouvoir politique et la réalité sociale. Reste à entrer dans le détail et à examiner la question à partir des textes.
En introduction, W. Guast présente les sources sur lesquelles porte son étude. Le moment choisi est celui de la déclamation grecque du Haut-Empire, domaine exigeant, parce qu’il est moins riche en textes transmis que le côté latin (qui comprendrait Sénèque le Père, Quintilien, le Ps.-Quintilien, Calpurnius Flaccus…) ou que le Bas-Empire (qui offrirait quant à lui la riche production de Libanios ainsi qu’Himérios, Chorikios…). Le corpus retenu regroupe six auteurs du iie s. ap. J.-C., Lucien, Ælius Aristide, Hérode Atticus, Polémon, Hadrien de Tyr et Lesbonax, pour un total de vingt-quatre déclamations conservées, soit intégralement, soit sous forme de fragments significatifs; aux textes s’ajoute le témoignage de Philostrate dans les Vies des sophistes (p. 95-97). Ces six hommes étaient des notables, actifs dans la société de leur époque (seul Lesbonax nous est moins bien connu), et la question est donc de savoir pourquoi, quand ils avaient tant à faire et tant à espérer dans le présent, ils ont consacré beaucoup d’efforts à se replonger dans les ve et ive siècles av. J.-C. “This book seeks the reasons for this extraordinary outburst of classicism” (p. 10). À l’intérieur de ce corpus, W. Guast privilégie les déclamations historiques se référant à la Grèce classique (p. 15-16), et il laisse de côté la facture rhétorique des déclamations (p. 12, 17, 121 n.7), pour se concentrer sur leur portée idéologique. À cette fin, il utilise en particulier la méthode consistant à ne pas se limiter à ce qui est dit explicitement et à tenter de discerner les suggestions implicites et les sous-entendus, domaine dans lequel les sophistes étaient passés maîtres[1].
Le premier chapitre, “Exempla and Exemplarity”, pose en principe que les déclamations fournissaient des “exemples”. Elles ne se limitaient pas à la virtuosité du style, mais étaient porteuses d’un contenu, qui était pris au sérieux, puisque la déclamation était largement pratiquée, tant dans l’enseignement que sous forme de prestations publiques. Ce contenu consistait dans la reconstitution de situations historiques, desquelles on tirait des leçons morales et des éléments de compréhension utiles pour le présent. La déclamation offrait ainsi une manière particulière d’aborder le passé: particulière, notamment, parce qu’elle reposait sur une mise en scène (le déclamateur s’identifiant à un personnage d’autrefois) et parce qu’elle comportait une dimension d’argumentation et de débat (p. 45-46).
Après cette réflexion théorique sur la notion d’exemple, le chapitre 2, “Declamation, Life, and the Imagination”, entre dans les contenus concrets et propose un inventaire des thèmes traités par les déclamateurs. La liste comprend la guerre, la tyrannie, la lutte des factions (στάσις), les bienfaiteurs, les ambassades, la religion, les voyages, les constructions. À propos de chaque cas, W. Guast insiste sur le fait que ces thèmes étaient abordés à travers l’histoire, mais qu’ils évoquaient des problèmes qui se posaient ausssi dans le monde de l’Empire: la tyrannie, par exemple, restait un concept utilisé pour juger les mauvais empereurs (p. 59). Un parallèle est tracé avec la tragédie grecque du ve s. av. J.-C., qui mettait en scène des rois, figures appparemment éloignées de la réalité de l’Athènes démocratique, mais pouvant avoir valeur de suggestion pour celle-ci (p. 60).
Le chapitre 3, “Text and Performance Context”, présente différents éléments, extérieurs au texte, grâce auxquels la réalité environnante était présente dans les séances de déclamation. Parfois, l’orateur était dans une situation comparable à celle du personnage qui parlait par sa bouche, et le public le savait: tel le sophiste Lollianios déclamant sur le problème de l’approvisionnement en blé d’Athènes, en marge du Contre Leptine, alors qu’il exerçait lui-même une fonction de stratège responsable des ressources frumentaires d’Athènes (p. 71-73, 91). Les propos liminaires (προλαλιά et peut-être προθεωρία) étaient présentés par l’orateur en son propre nom, hors de la fiction déclamatoire. Les lieux de récitation étaient les mêmes que ceux des discours non fictifs, et les déclamateurs n’étaient ni grimés ni costumés.
L’environnement de la déclamation maintenait ainsi un rapport avec le réel: ce qui n’empêchait pas les déclamateurs de jouer un rôle, comme le souligne le chapitre 4, “Identity Parade” (il n’y a pas de contradiction, mais un changement de point de vue d’un chapitre à l’autre, le chapitre 3 montrant comment la réalité est présente directement et le chapitre 4, comment elle se devine à travers la fiction). Dans ce jeu de masques (p. 93: “the great imperial masquerade”), Aristide et le sophiste Héliodore, déclamant sur des thèmes tirés de Démosthène, assimilent leur propre situation à des épisodes de la vie du grand orateur. On peut se demander également si Polémon, déclamant sur Cynégire et Callimaque, s’est reconnu dans ses héros: Callimaque, criblé de flèches, ayant de la peine à se tenir debout, et Cynégire, avec ses mains tranchées, évoquent-ils le déclamateur invalide et rongé par l’arthrite? le titre du polémarque Callimaque évoque-t-il le nom de Polémon (πολέμαρχος / Πολέμων)?
Le chapitre 5, “Macedon”, analyse les déclamations d’Aristide Sur l’alliance (or. 9-10), qui mettent en scène un orateur conseillant aux Athéniens de s’allier avec les Thébains contre la Macédoine. W. Guast propose de discerner dans ces textes, à travers le cas de Philippe, une réflexion sur les empereurs romains, sur les guerres contre les Parthes et sur l’esprit de conquête en général. Il ne s’agit pas, selon lui, d’allusions précises et délibérées, mais plutôt d’une évocation “oblique” (p. 139) de questions contemporaines. Pour étayer cette proposition, on pourrait ajouter que la comparaison de Rome avec la Perse, puis celle de Rome avec la Macédoine, enfin celle de la Macédoine avec la Perse, présentes implicitement dans les déclamations Sur l’alliance, selon W. Guast, sont explicitement développées dans le discours En l’honneur de Rome du même Aristide (or. 26, 14-26). Plus loin, quand se pose la question de savoir si l’impérialisme athénien peut être un point de comparaison pour Rome (p. 144), le discours En l’honneur de Rome permet à nouveau de répondre par l’affirmative (or. 26, 40-57). Notons au passage que ce discours 26 d’Aristide, bien qu’il soit cité plusieurs fois dans le livre (p. 69, 133 n. 54, 140, 141…), manque dans l’index; p. 141, il faut corriger ce qui est dit à propos de la référence à Aristide, or. 1, 335, car cette citation ne concerne pas le discours En l’honneur de Rome, mais le Panathénaïque.
Dans le chapitre 6, “Strife and Concord”, ce sont les passages de déclamations traitant des conflits entre les cités grecques à l’époque classique qui sont interprétés comme pouvant renvoyer aux conflits actuels, c’est-à-dire, notamment, aux querelles de préséance entre les cités d’Asie Mineure à l’époque impériale (p. 156). L’étude porte en particulier sur les déclamations d’Aristide Sur la paix (or. 7-8), dans lesquelles on peut lire une sorte d’exhortation à la concorde, sur le mode “allégorique” (p. 161) et “figuré” (p. 177), un message “éthique” (p. 162) et “puissant” (p. 177).
La conclusion allègue, à l’appui de la démonstration, des parallèles empruntés à d’autres époques, comme des déclamations de Thomas Magistros et de Thomas More ayant une portée contemporaine, chacune en son temps (p. 183). Dans un appendice, W. Guast se prononce en faveur de l’attribution à Hérode Atticus du Περὶ πολιτείας, dont l’authenticité a été souvent discutée.
Fondée sur une lecture personnelle des sources et sur une ample bibliographie, écrite sur un ton persuasif, la démonstration de W. Guast est solide et nuancée. Elle présente deux limites, dont l’auteur est conscient, et qui sont inhérentes au sujet. D’une part, dans le domaine du sous-entendu, il ne peut pas y avoir de preuves irréfutables, mais, au mieux, des faisceaux de présomptions, en sorte que certaines interprétations restent conjecturales: le non-dit est, par nature, difficile à cerner et, de surcroît, un même texte peut se charger de nuances différentes en fonction des situations et des publics. D’autre part, l’étude ne dégage pas une leçon unique et identique pour toutes les déclamations. W. Guast parle, en un endroit, de “kaléidoscope” (p. 150) et, effectivement, les messages apparaissent variables et discontinus, et ce d’autant plus que les déclamateurs passaient facilement d’une thèse à son contraire, en pratiquant l’in utramque partem. Dans ces conditions, le mérite de W. Guast est de montrer au plus près des textes, et à l’échelle d’un livre, comment pouvait fonctionner l’art subtil des déclamateurs. En outre, il met au premier plan Ælius Aristide, auteur qui récompense l’investigation. Tout juste quarante ans après le superbe petit volume de Donald Russell, Greek Declamation[2], W. Guast entreprend d’apporter un éclairage supplémentaire sur un genre rhétorique aussi important que, parfois, dédaigné.
Notes
[1] Voir L. Pernot, “Il non-detto della declamazione greco-romana: discorso figurato, sottintesi e allusioni politiche”, in Papers on Rhetoric VIII, éd. L. Calboli Montefusco, Rome: Herder, 2007, p. 209-234; L’Art du sous-entendu, Paris: Fayard, 2018, trad. angl. The Subtle Subtext, University Park: Pennsylvania State University Press, 2021.
[2] D. A. Russell, Greek Declamation, Cambridge: Cambridge University Press, 1983.