BMCR 2023.04.25

Performance et mimesis: variations sur la lyrique cultuelle de la Grèce archaïque au Haut-Empire romain

, , , Performance et mimesis: variations sur la lyrique cultuelle de la Grèce archaïque au Haut-Empire romain. Kernos supplément, 40. Liège: Centre International de'Étude de la Religion Grecque Antique, Presses universitaires de Liège, 2022. Pp. 260. ISBN 9782875623201.

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La dialectique de la performance et du texte et les relations d’ordre méthodologique, épistémologique, parfois idéologiques entre anthropologie culturelle, pragmatique, philologie et études littéraires, sont au cœur des débats, parfois vifs, toujours très argumentés, qui se développent parmi les spécialistes de la poésie dite lyrique, grecque ou latine. Un bon exemple en sont les discussions intenses au sein du Network for the Study of Archaic and Classical Greek Song, dont l’une des trois responsables du volume collectif recensé (Le Meur) est une animatrice : ainsi, le sixième colloque ouvert du réseau, en 2021, Performing Texts. Une autre question cruciale est, dans une perspective transdisciplinaire, la relation entre poésie grecque d’époque archaïque et classique et poésie ultérieure (latine classique et latines et grecques d’époque impériale) : la poésie et la philologie hellénistiques et romaines classiques jouent un rôle décisif dans le développement conjugué de la littérature et de la théorie littéraire dans l’Antiquité gréco-romaine. Ce point était abordé, comme une étude de cas spécifique, autour d’Horace, dans un volume précédent, sous la même triple direction que celui dont on rend compte ici[1]. On peut regretter parfois qu’à part au début de l’introduction et dans un chapitre consacré à Horace, l’ouvrage de 2022 n’emploie pas plus celui de 2016, avec d’autres publications plus récentes, pour encore mieux dessiner un horizon de dialogue entre les chapitres de l’ouvrage. Cette imperfection toute relative s’explique par le long temps pris pour cette publication, issue d’un colloque international qui s’est tenu à Lyon, en 2015, ainsi que par une concentration supplémentaire, tout à fait justifiée, sur la « lyrique cultuelle ». On va le voir, cet ouvrage présente un excellent état des lieux sur ces questions, tout en passant par une collaboration, voire une émulation efficace, encore trop rare au moins dans la recherche francophone, entre hellénistes et latinistes. Le format réduit de ce compte-rendu ne permet pas de discuter en détail toutes ces quatorze contributions, pour la moitié en français et en anglais, comme elles le mériteraient.

Dès l’Introduction, conformément au titre, la question principale est bien celle du rapport entre performance et mimêsis, mais ce dernier terme désigne autre chose que le texte, plutôt un processus  : la représentation « mimétique » de rites mis en scène au théâtre, en Grèce ou à Rome ; l’imitation du genre de l’ « hymne » cultuel, en termes d’énonciation, de style, d’enjeux religieux et sociaux ; la « réactivation » ou « remise en jeu » (re-enactment)[2] de poèmes archaïques, dans des re-performances au banquet, sur scène encore, ou dans des textes, dont la lecture, surtout orale, est une sorte de performance. La mimêsis est ici au moins double, entre « imitation » de l’hymne et de la performance hymnique, et, pour la « lyrique cultuelle », il s’agit surtout de l’« hymne » comme genre adressé aux divinités. Dans plusieurs chapitres, il peut être difficile de reconnaître précisément les sens attribués à cette notion de mimêsis, dont il n’est plus si sûr d’ailleurs qu’on puisse autant la traduire par « imitation », dès la Poétique d’Aristote : à ce sujet d’autres références pourraient compléter la bibliographie générale[3].

La première partie du volume, sur les « chants cultuels au théâtre », regroupe quatre chapitres. Suivant son approche ethnopoétique et pragmatique reconnue, C. Calame montre, dans l’Ion d’Euripide, comment la tragédie attique, rite adressé à Dionysos, intègre, sur l’orchestra, des hymnes cultuels, sous la forme de performances méliques, chantées et dansées : le « tragique » philosophique ou littéraire s’en trouve déconstruit, au profit d’une conception rituelle et musicale de la tragédie, toujours contextualisée, comme « mémoire culturelle en acte ». W. Furley accompagne de notes détaillées et commente un fragment papyrologique publié en 2015, contenant un hymne à Cybèle (Déesse Mère), principalement anapestique : les notations mimétiques du texte, surtout orchestiques, permettent d’y voir un extrait d’une tragédie d’époque hellénistique, rappelant des fragments cultuels de Pindare. C. Carey, s’intéressant aux « Seneca’s tragic hymns », montre combien le chœur à Rome diffère du chœur attique, civique : dans diverses pièces, Agamemnon, Œdipe, Phèdre et Thyeste, sans qu’on puisse décider de la réalité d’une performance scénique, des hymnes d’intensité esthétique variable réactivent poétiquement des performances grecques, rappelant Pindare, Euripide ou Callimaque. Enfin, P. Paré-Rey étudie aussi les formes hymniques chez Sénèque, en repérant dans les textes des « indices de performance », tels que jeux de prosodie et de réflexivité, évocations d’effets scéniques et de gestes : il s’agit plutôt de « performances imaginaires » et d’une « mimesis de performance » informée par une « mimesis de textes », où Sénèque se réfère autant à la poésie augustéenne, surtout Horace, qu’à ses sources grecques.

La deuxième partie, en quatre chapitres, s’intéresse, selon l’Introduction, aux célébrations hymniques d’Apollon par des péans et de Dionysos par des dithyrambes, en troublant utilement parfois, mais pas toujours, cette dichotomie, apparue chez Plutarque et souvent figée par les Modernes : F. Nietzsche en effet s’intéressait à la dialectique de ces deux modalités au sein même d’un genre en performance, la tragédie. Et si la notion de « dionysiaque » ou « bacchique », bien attestée en grec ancien, a déjà largement été reformulée ensuite, l’adjectif « apollinien » est moins net encore, en ce sens[4]. J. S. Clay étudie ainsi chez Horace, Odes 2.19 et 3.25, l’invention d’un style dithyrambique en latin, oscillant entre extase et harmonie, comme entre expression enthousiaste et éloge politique ou intensité bacchique et contrôle de soi : les deux poèmes mettent en scène des trajectoires inverses entre ces deux pôles. R. Hunter observe le récit de Plutarque, dans le Banquet des sept sages, sur Arion : cette version dramatisée paraît plus « apollinienne » que celle d’Hérodote, traditionnellement dithyrambique. Plutarque, l’un des premiers à théoriser cette opposition, considère que la poésie d’Arion est de style apollinien et son analyse gagne à être comparée, comme dans ce chapitre, aux poèmes lyriques sur Arion, que cite Élien (PMG 939), et à d’autres versions de la rencontre entre Dionysos et les pirates. P. Brillet-Dubois et R. Bouchon, en étudiant le Péan (delphique) pour Dionysos de Philodamos de Scarphée, exécuté pour les Théoxénies, puis écrit dans le sanctuaire d’Apollon Pythien, montrent la porosité des catégories génériques et le processus d’intégration de Dionysos dans un contexte delphique, nourri d’hospitalité et de charis. I. Rutherford démontre brièvement, avec efficacité, l’invention de péans agonistiques, présentés en concours, à Termessos, à époque romaine, voire l’éventualité qu’une telle tradition remonte à l’époque archaïque.

La troisième partie se concentre sur Rome, notamment Horace, dans une perspective à la fois littéraire, religieuse et politique. M. Schilling étudie de manière suggestive l’ode IV.6, qui se présente comme un péan en l’honneur d’Apollon à la fois vengeur et citharède, intégré dans la Rome augustéenne et constitutif de la figure du poète hymnique comme uates. M. Pierre, comparant l’ode I.12 et la deuxième Olympique de Pindare, montre comment le genre de l’épinicie est vidé de ses enjeux athlétiques et reformulé, au profit de la célébration des vertus guerrières et familiales du princeps, et produit un monument triomphal à la romaine qui est un véritable « rituel d’encre » (selon l’expression de M. Beard). E. Bowie étudie des hymnes grecs du IIe s., louant Rome et des Romains, probablement en vue de performances chorales : un péan à Flaminius cité par Plutarque ; le péan delphique de Liménios ; un hymne à Antinoos ; un hymne à Rome en strophes sapphiques mentionné par Stobée.

Enfin, la quatrième partie relie de nouveau les deux poètes au cœur du volume, « de Pindare à Horace ». A.-S. Noël s’intéresse à un mode original, l’adresse hymnique à des objets associés aux dieux, dotés d’une agentivité activée par l’adresse hymnique, dans la poésie lyrique grecque et latine, la tragédie et comédie grecques et des épigrammes hellénistiques : Horace, par exemple dans l’ode III.21, fait la synthèse d’au moins deux traditions, l’invocation de la lyre dans la lyrique grecque archaïque et la dialectique de « l’attribut divin » et de « l’objet prosaïque » chez Euripide et Aristophane, par exemple la branche de laurier d’Apollon. L. Curtis étudie l’ode II.12, qui met en scène, de façon (méta-)poétique, la figure de Licymnia, dont la participation à une performance chorale, en représentant des rites féminins grecs et romains, incarne la relation historique, linguistique et esthétique d’Horace avec les traditions lyriques dont il se revendique, aussi en mode érotique : son recueil poétique dialogue avec la choreia de jeunes femmes grecques, revue à Rome. B. Delignon s’intéresse aux épithalames de Catulle : dans le poème 61, on observe la conjonction de pratiques de mimesis, représentation du rite nuptial, et d’imitatio, imitation littéraire de la tragédie grecque et de Callimaque ; le poème 62 imagine un rituel en double chœur et chants amébées, inspirés aussi du poème 34. Ce dernier dispositif, peu romain et imaginé d’abord par Catulle, a influencé Horace, à la fois pour l’hymne à Diane de l’ode I.21, dans les odes IV.1 et IV.6, et surtout dans le Carmen saeculare, réellement exécuté avec un chœur double.

L’ensemble de ces chapitres est complété de notices sur les auteurs, des résumés des chapitres, d’une bibliographie conséquente, et d’un index locorum. On n’a pas repéré de difficultés éditoriales notables, et, comme de coutume avec la revue Kernos, aux Presses Universitaires de Liège, la présentation est à la fois rigoureuse et agréable.

Un tel ouvrage ne saurait être exhaustif ni vraiment homogène : on y navigue entre études de cas détaillées et réflexions critiques sur l’histoire de motifs, genres, effets esthétiques et sociaux, des questions d’ordre varié qui à la fois parcourent l’ensemble de l’histoire de la philologie et de la « littérature » et connaissent encore maintenant une réelle acuité critique. De ce fait, la lecture peut ne pas être convaincante en tout point, comme on en a donné quelques exemples. Comme souvent dans des Actes de colloque, plusieurs chapitres gagneraient à encore mieux dialoguer entre eux, en particulier à propos d’Horace et de son rapport avec les performances poétiques grecques. Les études portant entièrement ou en partie sur d’autres poètes latins, Sénèque ou Catulle par exemple, ou sur la poésie grecque d’époque hellénistique et impériale, jouent un rôle essentiel ici, ouvrant mieux l’enquête. Tout en fournissant de riches analyses qui traitent avec précision, dans un style polyphonique d’une contribution à l’autre, non seulement du rapport, graduel plus qu’oppositionnel, entre rite, spectacle et texte, mais aussi entre poésie et culture latines et grecques, cette collection d’études est une contribution de grande valeur, propre à stimuler encore de nouvelles recherches et d’autres débats, sur cette relation multiforme qu’entretiennent, dans des contextes à la fois comparables et différents, les notions de « performance et mimesis ».

 

Authors and Titles

Nadine Le Meur, Bénédicte Delignon & Olivier Thévenaz. Introduction.

Chants cultuels au théâtre : de la performance religieuse à la performance dramatique
Claude Calame, Le melos choral dans l’orchestra du théâtre attique : mimesis, performance et pragmatique tragique des formes hymniques.
William Furley, A chorus for Kybele in a new papyrus from the Red Sea.
Christopher Carey, Seneca’s tragic hymns.
Pascale Paré-Rey, Performance et mimesis des formes hymniques dans les tragédies de Sénèque

Célébrer Apollon et Dionysos : de la performance hymnique au récit mythologique
Jenny Strauss Clay, Dionysiac evasions: Horace, Odes 2.19 and 3.25.
Richard Hunter, Arion re-imagined.
Pascale Brillet-Dubois, Richard Bouchon, Figures de l’hospitalité dans le Péan de Philodamos.
Ian Rutherford, Agonistic paeans: the case of Roman Termessos.

Rites et mimesis à Rome : de la signification cultuelle à la signification politique
Maryse Schilling, L’hymne grec et la fabrique du divin dans la Rome d’Auguste (Horace, Odes, IV, 6).
Maxime Pierre, D’un char à l’autre : reconfiguration culturelle et religieuse de la IIe Olympique de Pindare dans l’ode I, 12 d’Horace.
Ewen Bowie, Singing Rome.

Mimesis et rites poétiques de Pindare à Horace : réinvestissement des pratiques religieuses et nouveaux rituels
Anne-Sophie Noël, L’adresse hymnique aux objets inanimés : performance, ontologie et agentivité des objets divins.
Lauren Curtis, Dancing for Diana: performance, fantasy, and lyric desire in Horace, Odes 2.12.
Bénédicte Delignon, Les épithalames de Catulle et leur réception par Horace : mimesis, imitatio et performance.

 

Notes

[1] Bénédicte Delignon, Nadine Le Meur, Olivier Thévenaz (dir.), La Poésie lyrique dans la cité antique. Les Odes d’Horace au miroir de la lyrique grecque archaïque. Lyon : CEROR, 2016.

[2] L’introduction parle plutôt de « ré-énonciation » et « recréation », termes aussi justes, même s’ils tiennent moins compte des recherches contemporaines en arts du spectacle et de la scène. Cf. M. Franko (ed.), The Oxford Handbook of Dance and Re-enactment. Oxford: OUP, 2020.

[3] Ainsi, entre autres, Stephen Halliwell, The Aesthetics of Mimesis. Ancient Texts and Modern Problems, Princeton: PUP, 2002, ou encore Paul Woodruff, « Mimesis », in Pierre Destrée & Penelope Murray (eds.), A Companion to Ancient Esthetics. Chichester: Wiley – Blackwell, pp. 329-340.

[4] Voir Marie-Hélène Garelli, 2020, « La notion de “danse dionysiaque” dans l’Antiquité. Forme orchestique, philosophie du mouvement ou contexte libérateur ? », in Bret-Vitoz Renaud, Van Haesenbroeck Élise, & Vincent-Arnaud Nathalie (dir.), 2020, Danse et dionysiaque. Histoire, héritages, métamorphoses. Dijon : Éditions Universitaires, 2020, chap. 1.