BMCR 2023.03.32

Passeurs de culture: la transmission de la culture grecque dans le monde romain des Ier-IVe siècles après J.-C.

, , , Passeurs de culture: la transmission de la culture grecque dans le monde romain des Ier-IVe siècles après J.-C. Recherches sur les rhétoriques religieuses, 32. Turnhout: Brepols, 2022. Pp. 498. ISBN 9782503590158.

[Authors and titles are listed at the end of the review]

 

« Graecia capta ferum victorem cepit, et artes intulit agresti Latio ». Citer ces vers d’Horace (Épîtres, II, 156-157) pour renvoyer à la place de la culture grecque dans le monde méditerranéen antique, et l’importance qu’elle eut à Rome est presque devenu un poncif. Pourtant, si le mot culture vient du latin cultura, c’est plus dans son acception grecque, παιδεία, qu’il faut comprendre ici le terme. Réservée surtout aux élites, la παιδεία comprenait à la fois l’éducation littéraire, la musique, la philosophie ou le sport. C’est à l’enseignement et à la transmission de ces disciplines que s’intéresse le présent ouvrage.

Regroupant les actes de trois jours d’études, tenues entre 2015 et 2016, Passeurs de culture réunit 25 contributions, regroupées en quatre parties : « Les professeurs, statut social et groupe culturel », « Lieux et pratiques d’enseignement », « Écrivains passeurs de savoirs » et « Représentations de figures d’enseignants ». La bibliographie est propre à chaque article. Écrites en anglais ou en français, les contributions sont résumées dans les deux langues en fin d’ouvrage. De très précieux index concluent l’ensemble : « Index des noms de personnes et de lieux », « Index des principaux passages cités », « Index des inscriptions » et « Index des papyrus ».

La première partie s’intéresse donc aux enseignants et à leurs conditions d’exercice. Cette approche permet donc d’appréhender la question de la paideia et de l’enseignement au gymnase, non par le lieu d’exercice, mais par la pratique, avec une pluralité des approches et des espaces. L’implication des grammairiens dans l’univers culturel des premiers siècles de l’Empire y est mise en avant de manière convaincante. Sur ce point, la contribution de Jean-Luc Vix, qui questionne l’existence ou non d’une chaire de grammaire ou de rhétorique occupée par Alexandros de Cotiaeon à Rome au IIe siècle retient particulièrement l’attention. Les modalités de la vie quotidienne des sophistes au sein du monde impérial sont abordées avec précisions, et sont très justement complétés par des études de cas géographiques. L’étude des espaces africain, égyptien et pontique ouvre un éclairage très intéressant sur la diversité des pratiques au sein de l’Empire, confirmant la mosaïque que représentent les provinces d’époque impériale dans l’Orient méditerranéen.

De manière plus classique et attendue, la deuxième partie explore plus spécifiquement le contenu des cours et les pratiques pédagogiques. L’existence d’institutions ou lieux dédiés aux passeurs de savoirs sont abordés, mais c’est la place du bilinguisme (et de la pratique du latin) et à la réalité de son enseignement dans l’élite grecque d’époque impériale qui retient l’attention de cette deuxième partie. La contribution de Sylvain Perrot sur l’éducation musicale, souvent occultée dans les études sur la paideia, est également fort stimulante.

La troisième section interroge le rôle de « passeurs de culture » joué par certains auteurs et leurs œuvres. Les auteurs étudiés – Ovide, Sénèque, Plutarque, Arrien, Galien – sont connus comme des modèles de rhéteurs, de sophistes ou d’enseignants. Mais, comme dans l’ensemble du volume, ce sont les individus derrière les personnages qui intéressent les contributeurs. En ce sens, deux contributions retiennent particulièrement l’attention : l’étude de Frédéric Le Blay, qui renouvelle l’approche de Sénèque, au-delà du simple vulgarisateur de la pensée stoïcienne ; et celle d’Anne-France Morand qui souligne le rôle fondamental de sa propre éducation dans les théories médicales de Galien.

Enfin, la dernière section s’attache à la représentation des figures d’enseignants, sous un angle satirique et critique. Cette dernière partie apparaît comme la plus originale de l’ensemble, car abordant un aspect souvent délaissé par l’historiographie traditionnelle. S’inscrivant dans un renouvellement historiographique entamé il y maintenant une quinzaine d’années, Yannick Scolan revient de manière fort convaincante sur l’importance d’Athénée comme promoteur d’une véritable connaissance par-delà l’érudition, souvent présentée comme prétentieuse et vaine, des philosophes et grammairiens des Deipnosophistes. Mais ce sont l’étude de l’épigramme satire grecque, dressant un tableau général des reproches faits aux « passeurs de culture » et celle sur l’importance toujours primordiale de la transmission orale qui apporte une réelle plus-value nouveauté à l’ensemble de cette dernière partie.

On le voit : cette riche somme s’inscrit dans la lignée d’une longue tradition historiographique consacrée à l’éducation dans le monde gréco-romain, tradition renouvelée par les travaux alors précurseurs d’Henri-Irénée Marrou, Histoire de l’éducation dans l’Antiquité, publiés en 1948. Mais cet ouvrage cherche également, et surtout, à combler une lacune. Sans s’interdire des incursions en Occident, les organisateurs des journées d’études dont sont tirées les présentes contributions ont choisi d’orienter leur propos sur l’Orient romain, principalement à l’époque de la « Seconde Sophistique », avec une incursion au début de la « Troisième Sophistique ». Non pas que les études sur le monde grec impérial viennent à manquer. Mais l’accent avait souvent été mis sur l’Égypte hellénistique et romaine, plus que sur les autres régions. Et alors que les études sur l’éducation ont largement privilégié les lieux et le contenu des enseignements, les éditeurs de l’ouvrage ont fait le choix fort judicieux de se concentrer sur l’enseignant, tant par l’image qu’il renvoie que par celle qu’il se construit. Ils n’en ont cependant pas oublié les aspects concrets et réels de leur exercice. En entendant la παιδεία dans son sens le plus large, ce sont donc bien des « passeurs de culture », et non de simple professeurs, qui sont étudiés ici, sous toutes leurs formes et dans tous les domaines.

 

Authors and Titles

Première partie : Les professeurs, statut social et groupe culturel

Ewen L. Bowie, Greek grammatici in the Roman Empire

Jean-Luc Vix, Le grammairien Alexandros de Cotiaeon titulaire d’une chaire d’enseignement ? À propos du verbe δημοσιεύειν, Aelius Aristide, Or. 32, § 12

Anne-Marie Favreau-Linder, Enquête sur le salaire et les ressources des Sophistes d’après les Vie des Sophistes de Philostrate

Éric Perrin-Saminadayar, Chaires municipales, chaires impériales. Ascension sociale et mobilité géographique des titulaires des chaires athéniennes

Marie Dallies, Les conditions des rhéteurs africains sous le Haut-Empire romain. Quelques éléments

Bernard Legras, Rhéteurs et sophistes grecs dans l’Égypte romaine. Des intellectuels sur le déclin ?

Madalina Dana, Peut-on être sophiste dans le Pont-Euxin ? Philosophie, rhétorique et périphérie

Onno van Nijf, Trainers as cultural mediators

 

Deuxième partie : Lieux et pratiques d’enseignement

Maria Paz de Hoz, Mouseia in Roman Asia Minor. Public spaces of culture and institutions of education

Bruno Rochette, Les Grecs ont-ils étudié le latin dans l’Antiquité ? Quelques témoignages littéraires et épigraphiques datant du Haut-Empire

Sophie Conte, Perspectives pédagogiques chez Quintilien. Exercere, exercitare et exercitatio dans l’Institution oratoire

Laurent Pernot, Les traités VIII et IX de la Rhétorique du Pseudo-Denys d’Halicarnasse. Un cours de littérature grecque sous l’Empire romain

Sylvain Perrot, Un passeur de culture musicale. Nicomaque de Gérasa

Catherine Bry, Libanios et les lois de l’école

Mathilde Cambron-Goulet, Enseignement et construction identitaire dans les Vies d’Eunape de Sardes

 

Troisième partie : Écrivains passeurs de savoirs

Maud Plaff-Reydellet, Ovide fut-il un passeur de la culture philosophique grecque dans la Rome d’Auguste ?

Frédéric Le Blay, Sénèque naturaliste

Alexandre Blaineau, Plutarque, un passeur de la culture équestre grecque

Elias Koulakiotis, La transmission des savoirs géographiques par les auteurs de la Seconde Sophistique. Arrien et l’Inde

Anne-France Morand, Galien et la paideia

 

Quatrième partie : Représentations de figures d’enseignants

Lucia Floridi, Les passeurs de culture dans l’épigramme satirique grecque

Catherine Notter, Aspects et enjeux de la représentation des figures d’enseignants dans les Épigrammes de Martial

Marine Glénisson, Bonimenteurs et marchands de savoirs. Les images du profit et l’enseignement de la philosophie dans la littérature grecque du Haut-Empire

Sophie Lalanne, La sagesse des anciens. Sur la transmission orale des savoirs dans le monde grec ancien

Yannick Scolan, Athénée pédagogue ou le refus de la vaine érudition