BMCR 2022.11.40

Selon l’ordre du dieu: pratiques oraculaires en Egypte ptolémaïque et romaine

, Selon l’ordre du dieu: pratiques oraculaires en Egypte ptolémaïque et romaine. Paris: Éditions de Boccard, 2022. Pp. 220. ISBN 9782701806358 €59,00.

En Égypte, depuis la deuxième moitié du IIe millénaire, les pratiques oraculaires ont été tour à tour sources de légitimité pour le pouvoir monarchique et instruments de gouvernement dans des situations de crise, tout en représentant un moyen d’action rituelle des prêtres sur la société égyptienne. En brossant un panorama de ces pratiques aux époques ptolémaïque et romaine, Françoise Dunand souligne également la « piété personnelle » grandissante dont elles peuvent témoigner. La période est marquée par une plus grande diversité des oracles, les pratiques étant alors partie prenante d’un système polythéiste biculturel – gréco-égyptien – au sein duquel elles construisent l’autorité du divin sur l’individu ou la société dans son ensemble.

Françoise Dunand définit la pratique oraculaire essentiellement comme un jeu de questions/réponses entre individus et divinités. La définition peut sembler restreinte si elle réduit la communication rituelle à un échange individualisé avec le divin et si elle écarte les oracles envoyés par les dieux sans sollicitation des mortels, mais l’ouvrage est en réalité moins exclusif, évoquant de fait des situations très diverses. Le modèle des questions/réponses individualisées reflète plutôt la documentation de la période qui témoigne de l’importance des pratiques consistant à poser une question précise à la divinité, à travers de nombreux « billets oraculaires » retrouvés sur papyrus ou ostraca. Françoise Dunand distingue en revanche plus radicalement la pratique oraculaire de la divination et de l’astrologie. Cette dernière est certes un système bien identifié, avec ses propres développements – bien qu’au cours de la période elle intègre progressivement le savoir sacerdotal. Le terme de « divination » pourrait être plus englobant : il désigne ici l’interprétation de signes, mais il est difficile de comprendre quelles pratiques divinatoires sont à exclure des échanges de questions et réponses entre individus et divinités. La différentiation des « pratiques oraculaires » reflète sans doute une ligne de partage entre, d’un côté, les rites encadrés par les sanctuaires et leur personnel, et de l’autre les méthodes de divination pratiquées et où que ce soit – pour reprendre la partition spatiale du ritualisme selon J.Z. Smith[1]).

Les premiers chapitres donnent en effet le cadre des pratiques oraculaires en listant d’abord les divinités et leurs sanctuaires, là où une pratique oraculaire est attestée ou suspectée (chapitre 1 : « Les puissances oraculaires et leurs sièges »), puis en détaillant les méthodes employées pour consulter les dieux (chapitre 2 : « Les techniques de la consultation »). Les cultes de Sarapis, d’Isis, des divinités crocodiles et des autres maillent le territoire égyptien de leurs espaces de consultation, sans que leur attractivité, leurs réseaux d’acteurs ou les différentes échelles de diffusion de leurs messages soient toujours clairs. Les rêves et les rites d’incubation sont connus notamment à travers le culte de Sarapis, tandis que le jeu de questions/réponses écrites est bien illustré par les nombreux billets oraculaires utilisés dans les sanctuaires, en parallèle des oracles parlants où la voix des dieux se fait entendre dans leurs temples. Françoise Dunand n’exclut pas d’interroger l’existence d’une divination inspirée, ni le développement de pratiques divinatoires connues par les « papyrus magiques » d’époque impériale qui sont, selon elles, des alternatives aux consultations oraculaires (p. 75), à l’instar des sortes Astrampsychi qui fonctionnent sur le modèle des questions/réponses sans pour autant mériter le titre de « pratiques oraculaires » (p. 77).

Le chapitre 3 dresse « Le catalogue des peurs et des désirs » que la population égyptienne a pu exprimer en consultant les puissances oraculaires. Aux premiers rangs figurent des préoccupations relatives au mariage, à la santé ou à la vie professionnelle, mais aussi des litiges ou des déplacements inquiétants. Le même chapitre aborde la question du statut social des consultants, en concluant toutefois à l’impossibilité d’y répondre dans la mesure où les sources livrent peu de données sociologiques. Le genre, du moins, est-il très majoritairement masculin. Les individus au pouvoir sont évidemment mieux identifiés et font l’objet du chapitre 4 (« L’utilisation politique des oracles »), dans lequel Françoise Dunand distingue les oracles qui légitiment le pouvoir sur le modèle ancien de la Königsnovelle et ceux qui ont pu être écrits pour contester le pouvoir. Une législation romaine cible particulièrement les oracles à partir de la fin du IIe siècle à cause de leur usage potentiellement subversif : dans cette perspective, la différence entre les témoignages de la pratique (billets oraculaires) et les oracles politiques reste une question ouverte.

Le chapitre 5 (« Volonté des dieux, responsabilité humaine ») revient alors sur les oracles du commun, leurs fonctions sociales, psychologiques ou théologiques. Les consultations oraculaires qui ont produit les billets sur papyrus et ostraca, d’une part, et les sortes de la fin de l’Antiquité, d’autre part, n’ont pas l’ambiguïté des oracles grecs que l’on peut lire chez les auteurs classiques, mais peuvent être comparés aux lamelles de Dodone. Tous ces modes d’expression de la volonté divine prescrivent clairement des actions. Françoise Dunand s’attache à donner du sens à la pratique oraculaire dans l’Égypte gréco-romaine en proposant d’y voir une stratégie de déresponsabilisation de l’individu : le jeu de questions/réponses remet, en réalité, une décision prise ou à prendre entre les mains des dieux – c’est le sens du titre du livre, Selon l’ordre du dieu. D’une certaine façon, l’idée d’une déresponsabilisation ou, du moins, d’une sanction divine apportée à une action, rejoint celle de la légitimation – dans un sens moins politique, plus « personnel ». On peut ajouter que les formulaires « magiques » gréco-égyptiens offrent eux aussi des méthodes en vue d’inscrire des démarches humaines sous un pouvoir divin : “If you want to request an oracle concerning whatever action you want…”[2]

Plus que les réponses, ce sont sans doute les questions qui éclairent une éventuelle « piété personnelle » ou, du moins, des comportements et des préoccupations qui dépassent le domaine de la religion, mais y trouvent un appui et une source d’autorité. C’est en effet un petit plaisir qu’offre l’ouvrage de Françoise Dunand : un panorama des questions que l’on pose aux dieux dans les « grosses bourgades du Fayoum » ou les « centres urbains comme Oxyrhynchos » donne à voir les nécessités et les risques auxquels font face les habitants de l’Égypte gréco-romaine. La vallée du Nil et les déserts qui l’entourent bénéficient d’une documentation ample à travers les papyrus et les ostraca qui complètent des données épigraphiques ou archéologiques.

Ce livre, qui est issu d’un séminaire donné devant les étudiants de l’université de Strasbourg, est une heureuse porte d’entrée sur les oracles de l’Égypte gréco-romaine. Françoise Dunand sait rendre sensible le ritualisme égyptien, avec des traits d’humour (p. 88) ou des anecdotes utiles à la comparaison (p. 169, par exemple). L’ouvrage n’a pas prétention à l’exhaustivité : Mandoulis, par exemple, est absent de l’index, alors que les inscriptions de son sanctuaire égypto-nubien, à Kalabchah, ont révélé des consultations par le biais de l’incubation, aboutissant notamment à des révélations théologiques qui complèteraient le panorama des interrogations. L’auteure tient cependant compte des réalités attestées au cours des dynasties antérieures et observe des continuités dans le christianisme égyptien. Huit planches d’illustrations ont été réparties à la fin des chapitres 1 et 2. Le livre contient des cartes (l’Égypte dans son ensemble, le Fayoum en particulier), une bibliographie courte et à jour, ainsi qu’une liste de sources tirées de la tradition manuscrite et des corpus papyrologiques. Selon l’ordre du dieu est ainsi une synthèse utile pour aborder les questions et réponses que suscitent les oracles égyptiens dans leur grande diversité.

 

Notes

[1] J. Z. Smith, « Here, There, and Anywhere », dans S. Noegel, J. Walker, B. Wheeler (éd.), Prayer, Magic, and the Stars in the Ancient and Late Antique World, University Park, Pennsylvania State University Press, 2003, p. 21-36 [repris dans Relating Religion: Essays in the Study of Religion, Chicago, University of Chicago Press, 2004, p. 323-339, et trad. fr. « Ici, là, où que ce soit », dans Magie de la comparaison, et autres études des religions, Genève, Labor et Fides, 2014, p. 81-101]

[2] PGM LXXVII/GEMF 12, l. 1-2 (nouvelle traduction dans C. A. Faraone, S. Torallas Tovar (éd.), Greek and Egyptian Magical Formularies: Text and Translation, t. 1, Berkeley, California Classical Studies, 2022 (GEMF).