BMCR 2022.09.28

Des dieux dans le four: Enquête archeologique sur les pratiques religieuses du monde artisanal en Grece ancienne

, Des dieux dans le four: enquête archeologique sur les pratiques religieuses du monde artisanal en Grèce ancienne. Archaiologia. Villeneuve-d'Ascq: Presses Universitaires du Septentrion, 2021. Pp. 342. ISBN 9782757433645. €31,00.

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Issu d’une thèse de doctorat soutenue en 2013, ce volume aborde une thématique négligée et pourtant passionnante : la manière dont les artisans interagissent avec les dieux. Comme le montre bien, parmi d’autres témoignages, le poème du Kaminos (cité p. 151-153), les pratiques artisanales sont exposées à mille incertitudes qui sont autant d’espaces propices aux puissances divines. Celles-ci interviennent donc de diverses manières et en de multiples occasions parmi les artisans. Anne-Catherine Gillis organise son enquête autour de trois types de pratiques : celles qui ont pour cadre la cité et voient les artisans se tourner vers les dieux en tant que membres de la communauté civique ; celles qui prennent place dans le cadre de l’atelier, dans un espace où les dieux sont présents, puissances invisibles mais efficaces, voire redoutables ; celles, enfin, qui sont en lien avec la sphère funéraire, là où un texte ou une pièce de mobilier peut s’avérer révélatrice d’une relation particulière avec une divinité ou un groupe de puissances divines, y compris dans la dimension mémorielle du sèma.

Judicieusement, l’auteur précise le sens donné à la notion d’artisanat (p. 20) : « les activités qui mènent à la production de biens matériels finis ou semi-finis commercialisables ». Ainsi défini, le domaine artisanal confine avec le champ du domestique, de l’agriculture et avec les activités d’extraction. Outre le céramiste ou le cordonnier, le forgeron ou le producteur de filets de pêche, pour ne donner que quelques exemples, le volume prend donc aussi en compte les vignerons, meuniers et autres marbriers. L’hétérogénéité juridique et sociale d’un tel groupe d’acteurs de la vie politique, économique et cultuelle saute aux yeux : citoyens et étrangers, libres et esclaves, modestes travailleurs et grands entrepreneurs, obscurs artisans et artistes renommés… Tous cependant s’en remettent à la technè, au savoir-faire qui s’exerce sur une matière première et la transforme au bénéfice des hommes. Là est tout leur génie, mais aussi la prise de risque d’une activité soumise au kairos et nécessitant une dose de mètis. Les travaux de Jean-Pierre Vernant sur le travail et la technique restent essentiels pour le comprendre, comme le rappelle le récent article d’Isabelle Warin (« La notion de technè en Grèce ancienne », Artefact, 15/1, 2021, p. 43-60).

Le parti-pris de l’enquête est d’étudier les pratiques religieuses des artisans in situ si l’on peut dire, dans leur dimension concrète que les données archéologiques donnent à voir : les lieux, les objets, les gestes, les pratiques, qui constituent autant d’indices des manières de se représenter les dieux et leur capacité à agir dans le monde des hommes, aux côtés de ceux qui manient l’aiguille ou la faucille, le marteau ou l’enclume. Les données relevant des mythes sont donc rapidement évacuées aux p. 24-25 en invoquant le fait que « la réalité du quotidien s’écarte irrévocablement de l’univers mythique », une affirmation qui mériterait d’être repensée. L’univers mythique n’est pas un « ailleurs » radical, mais une ressource mentale et discursive vécue, expérimentée (par exemple sur la scène théâtrale) pour explorer la complexité du monde. L’articulation entre « l’imaginaire » (p. 25) et les pratiques pourrait se déployer de manière plus fine dans ce travail qui englobe le vaste univers des cités grecques du VIIIe siècle au IIe siècle av. n.è. Il donne accès à un catalogue d’objets divers, clairsemés, hétérogènes, d’identification parfois malaisée, dans lesquels l’auteur reconnaît néanmoins un « agrégat de pratiques » (p. 26) qui finissent par former « un tout cohérent et significatif », une affirmation programmatique que l’on est curieux de mettre à l’épreuve des données récoltées.

La première partie s’ouvre sur les fêtes civiques, avec un focus sur les Chalkeia, Hephasteia et Prometheia qui voient les artisans à l’honneur à Athènes. Quelques inscriptions témoignent aussi d’espaces cultuels, dans la cité, voués aux dieux qui patronnent l’artisanat, comme le couple formé par Athéna Organé et Zeus Tedseergos (= Telèsergos), la première « faisant », le second « parachevant », selon une répartition hiérarchique et genrée de l’action de production tout à fait intéressante (p. 35 ; on notera qu’à Marathon, c’est bien Athéna seule qui est Telesiourgos : p. 36).

D’une manière générale, dans cet ouvrage, Athéna se taille la part du lion, avec une diversité d’attributs onomastiques servant à décliner ses technai. Héphaïstos est également bien représenté, ainsi que d’éventuelles divinités étrangères, comme Mên et Babylia. Ces divinités reçoivent des offrandes de la part des artisans. Les p. 44-116 du livre proposent un corpus de dédicaces contenant des noms de métiers ; les divinités destinataires ne sont pas toujours mentionnées, mais quand c’est le cas, Athéna domine largement, y compris parce que les documents proviennent essentiellement d’Athènes, mais on croise Héraclès, Apollon, Asclépios, Déméter, Poséidon…. Plusieurs objets sont offerts en aparchè ou en dekatè. La péréquation entre le métier, l’objet et la divinité ne s’impose pas toujours clairement, qui aurait permis de dresser les contours d’un compagnonnage normé ; on perçoit plutôt le poids des contextes, des choix personnels, d’autres contingences que la brièveté des inscriptions ne permet pas de saisir. On y valorise cependant le savoir-faire de l’artisan, la poièsis dont l’objet offert témoigne devant les hommes et les dieux. De même, les signatures-dédidaces expriment la fierté suscitée par les « belles œuvres » destinées aux dieux.

Aux données textuelles s’ajoute un dossier iconographique marqué par quelques ensembles hors du commun, comme celui des extraordinaires pinakes du sanctuaire de Poséidon Penteskouphia, près de Corinthe, donnant à voir le travail des céramistes, ou encore le relief votif du cordonnier Silôn provenant des pentes de l’Acropole, à Athènes, et comportant, sur un pilier en marbre, une sandale de marbre fixée par des tenons, montrant l’image d’un héros. Le corpus rassemblé par Anne-Catherine Gillis comprend encore une série de lamelles oraculaires de Dodone recelant des interrogations en lien avec l’exercice d’une profession : choix, installation, apprentissage, collaboration… et même la préservation de la santé. Un premier bilan est dressé, au terme de la Ire partie portant sur les pratiques des artisans dans le cadre civique ; elle note en particulier l’extrême discrétion d’Héphaïstos pourtant si central dans les récits mythiques. Nombreuses sont en revanche les occasions qui incitent les artisans à mobiliser les dieux, même si, dans bien des cas, l’inscription votive reste discrète ou muette, se contentant d’enregistrer l’échange advenu. L’artisan est, en somme, « un acteur parmi d’autres » de la vie cultuelle de la cité (p. 129).

La IIe partie de la monographie examine les pratiques religieuses des artisans dans le cadre du travail, c’est-à-dire dans des espaces privés, domestiques et/ou professionnels. On trouve ainsi, à Naxos, des dépôts de fondation ou, à Athènes, dans les environs de l’Agora, des foyers rituels liés à des maisons, des gestes propitiatoires sans doute visant à garantir le bon développement des activités. On signalera aussi les protomés, volontiers grotesques ou grossières, qui semblent destinés à présentifier, dans les ateliers, sur les fours, une puissance divine protectrice, apotropaïque. Le poème du Kaminos évoque d’ailleurs, de manière frappante, toutes ces entités, bienfaisantes ou malveillantes, qui peuplent l’univers du potier. A chaque étape de son savoir-faire est associé un daimôn dont l’action détermine la réussite ou l’échec de l’entreprise. De la p. 133 à la p. 208, Anne-Catherine Gillis propose un corpus savamment commenté, d’une grande diversité, qu’il est impossible de commenter ici dans le détail. Là où les hommes produisent, transforment, taillent ou cuisent, les dieux sont présents, y compris par le biais de graffiti ou de reliefs rupestres un peu frustes, et jusque dans la toponymie des mines ! Aux p. 104-108, l’auteur fait place à un intéressant corpus de malédictions visant des artisans dans le cadre de la compétition professionnelle qui les mettait en concurrence.

On retrouve dans ce cadre Athéna et Héphaïstos (toujours assez discret), mais aussi Héraclès à l’aise dans les carrières de marbre ou les mines, Artémis, Apollon, Hermès, Asclépios et Hygie aussi dans la mesure où la santé est une préoccupation majeure des artisans. Les héros locaux, les puissances chthoniennes, les daimones ne manquent pas à l’appel, bref une foule de puissances divines, relativement peu attestées, mais néanmoins significatives d’un environnement de travail risqué, incertain, parfois dangereux ou nocif, plaçant les hommes au contact des dieux. Aux p. 239-242, l’auteur formule de belles réflexions sur l’articulation entre le cadre civique, le cadre professionnel et le cadre domestique.

Enfin, il s’agit de scruter les pratiques funéraires des artisans. Le corpus (p. 245-270), encore une fois soigné et instructif, est composé avant tout de stèles funéraires dont l’interprétation peut faire débat, notamment sur l’identification du statut du défunt et de son métier. Le mobilier funéraire n’est pas plus explicite : outils, moules, matières premières sont des indices à lire prudemment. En définitive, les données sont rares et leur interprétation « hérissé(e) d’hypothèses » (p. 270). Il y a donc encore beaucoup à faire pour repérer et identifier les artisans dans le champ des pratiques funéraires.

Des p. 289 à 297, l’auteur conclut en partant de l’affirmation si juste d’Hubert et Mauss : « Les choses sacrées sont choses sociales. » Elle souligne la discrétion du monde artisanal et la difficulté d’établir un corpus pertinent pour documenter les pratiques religieuses qui le concernent. Acteurs de la polis, les artisans prennent part, avec tant d’autres, aux fêtes, aux prières, aux offrandes et se fondent en quelque sorte dans la masse des habitants. Intégrés dans la vie économique et sociale, ils font appel aux dieux, à certains dieux, en ciblant quelques-unes de leurs compétences propres, mais en sollicitant aussi une bienveillance générique, comme tous les autres secteurs de la vie civique. Les pratiques religieuses civiques contribuent donc, quel que soit leur statut, quelle que soit leur provenance, à les intégrer dans les dynamiques sociales. Ni vraiment marginalisés ni davantage dévalorisés, les artisans, sans être au sommet de la hiérarchie sociale, s’affichent en divers lieu, avec leur savoir-faire, placé sous la protection des dieux, Athéna in primis. L’étude du corpus rassemblé dans cet ouvrage permet de questionner quelques idées reçues sur le statut des artisans à Athènes en particulier et de proposer un tableau bien plus nuancé. Une comparaison avec les données corinthiennes, qui ne reflètent pas la même veine agonistique qu’en Attique, aide à faire émerger des spécificités locales.

Le volume s’achève sur une riche bibliographie (p. 299-323). Un index complète utilement le tout. Sur un sujet peu exploré jusque-là, Anne-Catherine Gillis propose une synthèse très bienvenue, qui se lit avec beaucoup d’intérêt et qui retiendra l’attention des historiens de la vie sociale, économique, politique et religieuse des cités grecques, autant que des archéologues. Elle invite à approfondir et élargir l’enquête en direction d’autres catégories socio-professionnelles du monde grec (marchands, marins, soignants, hommes de finance, etc.) également en interaction avec les dieux.