BMCR 2021.12.23

The economics of friendship: conceptions of reciprocity in classical Greece

, The economics of friendship: conceptions of reciprocity in classical Greece. Mnemosyne supplements, Monographs on Greek and Latin language and literature, volume 429. Leiden; Boston: Brill, 2020. Pp. viii, 539. ISBN 9789004416130. €125,00.

Ce volumineux ouvrage, issu de la thèse de doctorat de l’auteure, est un remarquable travail au carrefour de l’anthropologie, de la philosophie et des études littéraires classiques. Le point de départ de sa réflexion est de savoir ce que la généralisation de l’économie monétarisée dès le VIe siècle av. J.C. a modifié quant à la conception de la réciprocité dans les rapports humains en Grèce classique. L’hypothèse de l’auteure est qu’une telle monétarisation a permis à la fois de modéliser la philia, au sens de forme générale de toutes les relations sociales impliquant la réciprocité, et de la distinguer d’autant plus fermement des échanges marchands. Les auteurs convoqués pour étayer cette hypothèse – poètes, orateurs, philosophes – mobilisent en effet le fort isomorphisme entre la réciprocité du donner et du recevoir à l’œuvre dans la philia et celle qui intervient dans les transactions commerciales, pour montrer que les deux ordres de relation ne sont pas assimilables : plus qu’une émotion, la philia est une relation de solidarité durable et à long terme, tandis que l’échange économique relève d’un rapport de courte durée et à court terme. En même temps qu’elle singularise la philia, cette différence a permis aussi l’émergence d’une pensée économique rationnelle, notamment autour de la nature et des pouvoirs de la monnaie, et de la question de savoir dans quelle mesure les échanges commerciaux sont pensables en dehors des normes sociales de la réciprocité dont la philia fournit le modèle. Dans le contexte d’une économie « encastrée » (embedded), c’est-à-dire dont les pratiques et les concepts ne se sont pas encore autonomisés de ceux qui régulent les autres sphères de la vie sociale, ces auteurs débattent donc de la possibilité et des conséquences de transactions désencastrées.

Des analyses textuelles détaillées et convaincantes soutiennent l’argumentation des sept chapitres de l’ouvrage, dans un cadre conceptuel rigoureux qui, pour l’essentiel, emprunte à Marshall Sahlins pour la réciprocité, Richard Seaford pour la monnaie, et Karl Polanyi pour le statut de l’économie antique entre encastrement et désencastrement – emprunts qui ne vont pas sans discussion critique.

Le premier chapitre constitue une longue introduction consacrée à la définition des principaux concepts mobilisés dans le livre. Concernant la philia, deux points principaux sont posés. D’une part, la philia désigne en Grèce le mode d’inscription sociale des relations interindividuelles qui engagent une forme de réciprocité. Ses registres vont du rapport filial à la loyauté entre amis. Le sentiment n’en est pas la cause, mais plutôt la suite ou l’effet – possible mais pas nécessaire. D’autre part, la réciprocité engagée dans la philia est susceptible de deux analyses opposées, sans être contradictoires ni exclusives : une analyse objective de ce que chaque partie doit à l’autre ; et une analyse subjective témoignant des sentiments et des motivations en jeu. Dans les textes invoquant l’isomorphisme entre l’échange commercial et la philia, c’est la dimension subjective de cette dernière, abordée depuis une perspective interne, qui sert à la distinguer de sa pale imitation qu’est l’échange commercial désincarné. Celui-ci est en effet presque assimilable à une « non-relation », tant ses procédures le distinguent des autres formes sociales de réciprocité. En ce sens, l’idée d’une relation désencastrée, motivée par une réciprocité négative (Sahlins) jamais loin de l’hostilité, a en Grèce le statut d’une quasi-fiction servant de contre-modèle ou de modèle polémique pour penser la philia. Les deux ordres de relations se définissent donc l’un par rapport à l’autre. Dans ce contexte, les auteurs mobilisés débattent des limites de la fonction de la monnaie comme mesure de toute chose, en particulier dans des domaines qui échappent peut-être à la transaction économique, comme le sexe ou l’éducation.

Le chapitre 2 porte sur la kharis ou grâce, terme qui évoque le plus l’idéal de réciprocité pour ce qu’il contient de générosité et de charme dans des relations de long terme de nature érotique, religieuse, ou politique. Les auteurs des Ve et IVe siècles imaginent et rejettent à la fois le réductionnisme auquel la kharis est soumise : ils en pensent d’autant plus la singularité et la force – elle cimente la cité, rappelle Aristote – que l’isomorphisme marchand tend à l’associer à un simple calcul d’intérêt. La principale tension théorique dont elle fait l’objet consiste à souligner qu’elle ne peut être réduite à l’impératif moral de retour que pourtant elle implique.

Le devoir filial fait l’objet du chapitre 3. Le fort contrôle social dont il fait l’objet depuis Solon n’a pas empêché les controverses sur la nature et les fondements moraux des obligations qu’il engage : s’agit-il de réciprocité utilitaire ? De gratitude ? D’un simple sentiment ? Selon l’auteure, la conception dominante aux Ve et IVe siècles est une théorie de la gratitude implicite, soit une obligation réciproque des enfants en réponse au bon traitement reçu des parents. Ce modèle est, là encore, conçu par contraste avec la théorie du débiteur qui lui est isomorphe. L’enfant a certes une dette envers ses parents, mais elle n’est pas remboursable. Aussi un modèle économique plus adéquat est-il fourni par l’eranos, crédit ou prêt qui, en mobilisant la solidarité entre amis pour aider un des leurs, renforce la philia entre eux.

Le chapitre 4 examine la pertinence du paradigme du débiteur pour penser l’obligation de réciprocité. La pensée grecque classique sur les obligations morales est informée par le phénomène de la dette monétaire, et en même temps elle s’efforce de ne pas réduire les premières à la seconde, comme le montrent le livre I de la République de Platon, les livres VIII et IX de l’Éthique à Nicomaque sur l’amitié, et le traité Des bienfaits de Sénèque.

Le chapitre 5 porte sur le hors de prix, soit sur ce qui échappe à la valeur marchande. Pour penser l’amitié, par exemple, les auteurs anciens font des usages variés de l’argent et de la transaction commerciale. Certains estiment que l’argent est mauvais – ce serait le cas de Platon – et font donc de l’échange marchand un anti-modèle de l’amitié. D’autres, comme Xénophon, en déplacent la valeur du côté de son usage, bon ou mauvais. Ainsi, dans l’Économique, les amis sont des richesses sans pour autant être inscrits dans des transactions commerciales de court terme où ils ne seraient que des moyens. La raison en est que la richesse matérielle et les amis sont l’objet d’une connaissance, qui les inscrit dans une conception à long terme des bienfaits et de la vertu. En ce sens, les amis dans le besoin peuvent être définis comme un bon investissement, parce qu’ils entretiennent ou relancent des relations de réciprocité durables et à long terme.

Le chapitre 6 est consacré à l’idée de « partenariat actif », à l’occasion de l’étude détaillée d’un passage des Mémorables (III, 11) de Xénophon, dans lequel Socrate dialogue avec la courtisane Théodote sur la façon de susciter le désir des autres, et à l’issue duquel elle prie le philosophe de venir lui rendre encore visite. Xénophon, selon l’auteure, montre que l’échange moral et la philia qui l’accompagne supposent un engagement actif des participants, par différence avec les relations où ces derniers sont réduits au rôle de partenaires passifs : les relations commerciales, la démonstration sophistique, la prostitution, par opposition à l’oikonomia, la dialectique philosophique, la philia et la séduction de la kharis. Dans cette seconde sorte d’échanges, c’est à l’eros qui l’anime que la philia doit sa part de réciprocité. Cette réciprocité suppose une asymétrie des participants, mais une asymétrie qui débouche sur une symétrie : l’initiative du don cesse d’être le retour d’un don antérieur, et entraîne un retour sur le même principe qui est vu comme une nouvelle manifestation de générosité, aboutissant alors à une forme d’égalité entre les partenaires. Cette égalité est néanmoins imparfaite, car il s’agit de gagner dans la compétition pour la générosité. Il y a là une rivalité bénéfique pour les échanges, sous réserve qu’elle ne s’immobilise pas en consacrant la supériorité définitive de l’un des partenaires. Une forme d’inégalité et une relation de pouvoir sont à l’œuvre dans cette kharis, mais elles sont rendues légitimes par le principe du partenariat actif.

Le septième et dernier chapitre porte sur l’idée d’« économie relationnelle », à partir de l’étude d’un passage de l’Éthique à Nicomaque consacré à la justice dans les échanges, justice reposant sur la proportion entre les artisans d’un côté, et leurs produits de l’autre. Karl Polanyi a trouvé dans ce passage une possible origine de l’explication de la formation des prix, et par là, de l’économie au sens moderne de sphère autonome par rapport aux autres domaines de la vie sociale. Selon l’auteure, cette lecture est erronée : le passage n’offre pas une théorie de la formation des prix, mais une description des échanges au marché qui, loin d’autonomiser l’économie par rapport aux normes sociales de la réciprocité, l’inscrit dans ces mêmes normes. Pour Aristote, la philia tient ensemble la cité – c’est la philia politique – et elle s’enracine dans les échanges économiques motivés par le besoin, qui unit les partenaires d’un échange et la cité entière. Si au niveau individuel, le lien relève certes de l’amitié utilitaire et de court terme, au niveau général il relève de l’amitié politique, où l’argent peut fonctionner comme représentation du besoin. En ce sens, l’échange économique ne constitue pas une transaction désencastrée, et Aristote n’a donc pas « découvert l’économie » comme le prétend Karl Polanyi dans un texte connu.[1]

Quatre index (des auteurs modernes, des noms propres et des notions, des termes grecs, et des sources anciennes) ainsi qu’une abondante bibliographie complètent utilement l’ouvrage.

Outre quelques répétitions dans l’introduction, on peut regretter le peu de place réservé à Platon dans le livre : sa réflexion en matière économique n’est pas évoquée, et l’auteure estime que son attitude envers l’argent et le commerce est « altogether dismissive » (« complètement méprisante » p. 268). En réalité, dans la République, Platon fait des transactions économiques monétaires l’un des fondements de la communauté civique et de la réciprocité qui s’y joue, même si ces transactions comportent des dangers pour sa cohésion – ce qui justifie la nécessité de la politique. Dans les Lois, ce n’est pas tant que le commerce qui corrompt les hommes que les hommes qui corrompent le commerce, en le détournant de la fonction d’égalisateur de l’inégal qu’il exerce grâce à la monnaie. La conception de l’économie que Platon présente dans le cadre de la cité juste consiste à la faire œuvrer à la concorde de la cité – cette philia politike dont parle Aristote – aussi bien en organisant le détail matériel, chronologique et spatial des transactions sur la place du marché, qu’en prohibant les pratiques qui nuisent à la confiance, comme le prêt à intérêts. L’auteure aurait ainsi trouvé chez Platon un puissant allié pour ses propres thèses, et elle aurait pu aboutir plus explicitement encore à l’idée vers laquelle conduit le dernier chapitre : non pas seulement une « Economics of Friendship », mais une possible « Friendship of Economy », soit l’idée que les pratiques économiques de la période concernée ont pu être vécues et pensée comme des vecteurs possibles de philia et de kharis.

Ces remarques n’entament en rien la valeur de ce livre, qui se distingue autant par la qualité de son analyse critique des concepts clés de l’anthropologie des échanges que par celle des textes anciens, et par le renouveau qu’il introduit dans les études anciennes sur ce sujet.

Notes

[1] K. Polanyi, « Aristote découvre l’économie », in K. Polanyi, C. Arensberg, H.W. Pearson (éds.), Les systèmes économiques dans l’histoire et dans la théorie, Paris : Larousse, 1975, p. 93-117 (trad. Française de Trade and Market in the Early Empires. Economies in History and Theory, New York, 1957, p. 64-94).