BMCR 2021.07.34

Achilles Tatius: Leucippe and Clitophon books I-II

, Achilles Tatius: Leucippe and Clitophon books I-II. Cambridge Greek and Latin classics. Cambridge; New York: Cambridge University Press, 2020. Pp. 294. ISBN 9781107190368. $99.99.

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Si Pétrone et Apulée bénéficient d’éditions commentées relativement récentes, on ne disposait pas pour les « romanciers » grecs—Longus excepté—d’instruments de travail similaires. Le dernier commentaire de Leucippé et Clitophon, dû à E. Vilborg, datait de 1962 ; il embrassait l’ensemble du roman en 140 pages, et donnait surtout des éclaircissements d’ordre textuel ou linguistique. Heureusement les critiques rattrapent le temps perdu, avec la parution, dernièrement, de deux vastes commentaires consacrés à Chariton et Antonius Diogène ;[1] dans le même temps, après Daphnis et Chloécommenté par E. Bowie,[2] la collection « Cambridge Greek and Latin Classics » ouvre ses portes aux romanciers grecs en accueillant Leucippé et Clitophon d’Achille Tatius, présenté par la plume experte de Tim Whitmarsh. On se réjouit que ce roman, que Whitmarsh décrit à juste titre comme « the single most significant literary text written in Greek in the second century CE » (p. 1) prenne ainsi place aux côtés des œuvres les plus canoniques de la littérature ancienne.

L’ouvrage de Whitmarsh se focalise sur les deux premiers livres du roman, qui constituent une unité nettement dessinée autour de la rencontre des deux protagonistes et de la séduction de Leucippé par Clitophon, dans le décor de la maison d’Hippias à Tyr. Cependant le texte (p. 85-116) et le commentaire (p. 117-262) sont précédés d’une longue introduction (p. 1-77) qui, en sept sections (« Author, date, context », « Achilles and his literary context », « Books 1 & 2 », « Allusion, rhetoric », « Location, setting, environment », « Ethics, philosophy, culture », « Text »), contextualise l’ensemble de l’œuvre et en déploie les principaux enjeux.

Si la composition du roman au 2e s. ap. J.-C. ne fait pas de doute, il est difficile d’être beaucoup plus précis sur la seule base du plus ancien papyrus retrouvé (P.Oxy. 3836). Whitmarsh propose une date dans la première moitié du siècle, plus précisément peut-être dans les années 130. Il attire en particulier l’attention sur le propos de Clitophon (2, 35, 3) remarquant que l’amour des garçons est en vogue « de nos jours » (νῦν), propos qui se comprendrait bien dans le contexte du règne d’Hadrien et de sa relation à Antinoos, à la mort prématurée duquel l’épisode de Ménélas (tuant accidentellement son éromène lors d’une partie de chasse, 2, 34) pourrait faire allusion. Séduisante, une telle hypothèse reste bien sûr fragile, s’agissant d’un motif (la chasse malheureuse) conventionnel et saturé de souvenirs mythologiques et littéraires, comme Whitmarsh le souligne lui-même. Elle implique également de renoncer à l’identification, suggérée par la Souda, du romancier avec Achille l’astronome (postérieur à 150). Il est vrai que le roman paraît très loin de l’astronomie, mais son intérêt pour le monde naturel, son approche matérialiste et quasi-scientifique du sentiment amoureux, relèvent bien, comme le Sur l’univers de l’astronome, de la φυσιολογία—une convergence qui reste digne de considération.

Dans son approche d’ensemble du roman, Whitmarsh adopte une interprétation nuancée, récusant les catégories de « pastiche » ou de « parodie » qui lui sont traditionnellement accolées. Sans méconnaître son humour et ses pas de côté vis-à-vis de Callirhoé et des Éphésiaques, il insiste sur le fait que Leucippé et Clitophon ne se réduit pas à un jeu métalittéraire sur les conventions du genre, et cherche véritablement à cerner une certaine expérience humaine : l’éveil de la sexualité adolescente, la façon dont elle se heurte aux normes ou au contrôle social. Aux livres 1 et 2, cette thématique est notamment illustrée par l’ekphrasis d’Europe (1, 1, 2-13) ou la scène du parc (1, 15-19), qui représentent l’amour comme une puissance naturelle ou spontanée que la culture s’efforce d’endiguer. Elle s’exprime plus généralement dans la représentation du cadre familial et domestique, dont Whitmarsh expose remarquablement les enjeux. Grâce à lui, de nombreux détails émergent plus clairement à la lecture : la position de la maison de Clinias (autonome, mais à l’intérieur de la propriété d’Hippias), le fait qu’il faille imaginer non pas un mais deux jardins (celui du péristyle où Clitophon se promène un livre à la main, le grand « parc » adjacent à la maison des ch. 1, 15-19), la façon dont les rituels de la vie domestique traduisent la présence oppressive de la norme patriarcale.

Le livre fait aussi très bien ressortir la complexité des identités sexuelles, culturelles et sociales représentées dans le roman. Tout en partageant à l’évidence une paideia hellénique, les personnages principaux ne se définissent jamais comme « grecs » ; corrélativement, Clitophon se déclare « tyrien » mais semble rapporter les traditions culturelles tyriennes sur un mode quasi-ethnographique, avec un regard extérieur. Sur le plan des conduites amoureuses, Leucippé et Clitophon est le plus phallocentrique des romans, et installe les personnages féminins sous le regard vorace et manipulateur du désir masculin, tout en suggérant l’agentivité d’Europe ou de Leucippé, et en plaçant au cœur du scénario la question du « consentement » féminin (à l’acte sexuel, à la fuite), lui-même défini de manière ambiguë. Whitmarsh montre également que les « personnages » naturels, dans la scène du parc (le fer et la pierre de Magnésie, l’aspic et la murène…) semblent ouvrir la possibilité d’une sexualité queer, qui décentre la pénétration et l’éjaculation et subvertit les rôles attendus du mâle et de la femelle. Un autre thème de l’introduction et du commentaire est la représentation des esclaves : maints détails significatifs (la façon particulière dont ils entrent dans le récit et en ressortent, dont ils communiquent entre eux, dont leur présence est ou non enregistrée), observe-t-il, font de Leucippé et Clitophon une source négligée sur la condition servile dans l’orient romain.

Sans se référer une seule fois à la « Seconde Sophistique »—une catégorie dont il a souligné ailleurs les limites et les effets pervers—Whitmarsh note comme il se doit les aspects rhétoriques et sophistiques de Leucippé et Clitophon : morceaux de bravoure, intérêt pour les pouvoirs émotionnels ou thérapeutiques du langage, goût du paradoxe, esthétique de la poikilia. Il rend pleinement justice à l’ambition poétique de la prose d’Achille Tatius en notant son goût des effets rythmiques et musicaux et en caractérisant son style—mélange paradoxal de gorgianisme et de clarté—notamment dans certains passages très élaborés où il repère certaines clausules poétiques bien répertoriées. Parmi les « tics » d’Achille Tatius, Whitmarsh relève justement la récurrence d’énoncés descriptifs et lapidaires construits autour du verbe être, du type « et x était y » (e. g. « la rose était la pourpre de la terre », « regarder Leucippé était mon dîner », etc.), et propose pour ces énoncés la notion d’ « affirmation syzygique », définie comme une affirmation brouillant la frontière entre deux ordres de réalité distincts sans se « résumer » au statut de métaphore ou de comparaison (« not merely a metaphor or a simile », p. 37). Je me demande néanmoins dans quelle mesure l’idée de métaphore (en tant qu’elle se distingue, précisément, de la comparaison) ne permet pas de faire l’économie d’une telle notion, s’il est vrai que toute métaphore, loin de n’être qu’un ornement, vise justement à re-décrire le réel en transgressant un ordre catégorial, et s’exprime dans des énoncés où le verbe « être », comme chez Achille Tatius, doit s’entendre avec toute sa force.[3]

Le traitement de l’intertextualité, dans toutes ses dimensions (en amont, et en aval du roman), est l’une des grandes qualités du livre. Outre les références à la tradition classique (Homère, les Tragiques, Platon principalement), Whitmarsh met en évidence les rapports « intragénériques » que le romancier entretient avec ses prédécesseurs. Il montre en particulier qu’Achille Tatius s’est largement inspiré des Éphésiaques de Xénophon, par exemple pour le rêve de Clitophon (cf. Éph. 1, 12, 4) ou pour les deux épisodes « homo-érotiques » centrés autour de Clinias et Ménélas, auxquels l’histoire d’Hippothoos et Hypéranthès (Éph. 3, 2) a clairement servi de modèle. J’ai été moins convaincu par le lien établi (p. 213) entre Callisthénès et Aristomakhos (un homme adulte, un ἀνήρ, qui me semble représenter un type différent). Whitmarsh adhère également à l’idée d’une influence directe de la poésie latine sur Achille Tatius ; dans cette section précise du roman, centrée sur la conquête de Leucippé par Clitophon, les parallèles avec l’élégie érotique (Properce, Ovide principalement) sont très suggestifs. Whitmarsh inscrit par ailleurs Leucippé et Clitophon dans la culture et la sensibilité des lettrés du 2e siècle en notant de nombreux cas d’intertextualité triangulaire (citations du même passage par d’autres auteurs d’époque impériale).[4] En aval, enfin, il insiste sur l’impact produit par le roman en identifiant de nombreux lecteurs d’Achille Tatius, prosateurs ou poètes, dès les 2e et 3e siècles (Lucien, Philostrate) et jusqu’à l’époque byzantine. Parmi les textes chronologiquement proches, les échos repérés dans Daphnis et Chloé sont particulièrement convaincants (l’épisode du criquet, par exemple, évoquant celui de l’abeille en 2, 7, ou l’ultime phrase du roman, qui semble se souvenir des mots de Clitophon après le « premier baiser » que lui accorde Leucippé en 2, 8, 3).

 Whitmarsh a établi le texte des livres 1 et 2 en s’appuyant sur le travail des précédents éditeurs, et en opérant ses propres choix au cas par cas, sans accorder de préférence de principe à l’une ou à l’autre des deux familles de manuscrits distinguées par Vilborg (α et β). Il a bénéficié de la publication en 2009 d’un papyrus contenant un fragment de la fin du livre 2 (P.Oxy. 4948), mais ne retient pas systématiquement les leçons des papyri, qui divergent des manuscrits au point d’altérer dans certains cas la succession même des épisodes ; face à un texte manifestement aussi fluide ou fragile, observe-t-il, mieux vaut privilégier la cohérence des manuscrits plutôt que de risquer un collage sans queue ni tête. L’apparat critique est clair et les choix sont généralement justifiés dans la partie « commentaire ». Parmi ceux-ci figurent quelques conjectures originales ; particulièrement intéressante m’a paru, en 1, 1, 2, τὸν αὐλῆς περίβολον à la place du τὴν ἄλλην πόλιν des manuscrits, qui en l’état situe vaguement le tableau d’Europe « quelque part à Sidon » ; la correction activerait le souvenir de la Tabula du Ps.-Cébès, et surtout permettrait de rattacher l’ekphrasis d’Europe au temple d’Astarté. On aimerait mieux comprendre, néanmoins, comment ou pourquoi les termes τὴν ἄλλην πόλιν se seraient substitués au texte originel.

La partie « commentaire » proprement dite propose un découpage du texte en sections (« Sidon », « L’ekphrasis d’Europe », « Entrée en scène de Clitophon », etc.), pour lesquelles des indications d’ensemble sont données (tonalité générale, enjeux dans le scénario,  aspects narratologiques, intertextes) en préambule aux remarques ligne à ligne. Celles-ci sont d’une acuité à laquelle il n’est pas possible de rendre justice ici. Tout en prolongeant les axes d’analyse évoqués ci-dessus, elles fournissent au lecteur toute sorte d’informations : spécificités syntaxiques ou lexicales du grec d’Achille Tatius (et des prosateurs d’époque impériale), précisions historiques ou encyclopédiques (sur les rituels et les realia tyriens par exemple), arrière-plan botanique, zoologique ou géographique des mirabilia évoqués en 1, 16-19 et 2, 14, et bien sûr maintes lectures suggestives de tel ou tel passage particulier.

Le livre est impeccable dans sa réalisation matérielle.[5] Pour la section « Texte », on peut juste regretter que les numéros courants de livres/chapitres ne soient pas indiqués dans le haut de page, ce qui n’aide pas à se repérer facilement quand on recherche un passage en particulier. Globalement, l’ouvrage est une réussite indiscutable ; il sera utile aussi bien aux étudiants abordant pour la première fois Leucippé et Clitophon qu’aux spécialistes, qui y apprendront beaucoup, quelle que soit leur familiarité avec le roman.

Notes

[1] Schmedt, H., 2019 Antonius Diogenes. “Die Unglaublichen Dinge Jenseits Von Thule”: Edition, Übersetzung, Kommentar, Boston, De Gruyter ; Baumbach, M. & M. Sanz Morales, 2021 Chariton von Aphrodisias: ‚Kallirhoe‘. Kommentar zu den Büchern I–IV, Heidelberg, Universitätsverlag Winter.

[2] v. BMCR 2020.05.30.

[3] Les analyses de P. Ricœur sur la tension inhérente au verbe être dans l’énoncé métaphorique (La métaphore vive, Paris, 1975, p. 310-312) s’appliquent très bien à Achille Tatius.

[4] Il. 4, 141-2, par exemple, cité en 1, 4, 3, l’est aussi par Plutarque, Lucien, Maxime de Tyr, Héliodore ; Anacr. fr. 31, 2 PMG (1, 6, 1) est cité par Oppien et Philostrate ; la théorie de Pausanias sur les deux Aphrodite (Pl. Symp. 180d-e, cf. 2, 36, 2) est évoquée par Plutarque et Lucien, etc.

[5]  Je n’ai rencontré qu’une poignée de coquilles. P. 23: to conclude that L. is solely the result of projection on Clitophon’s part (non: on Achilles’ part); p. 147: Xen.’s story of the death of Hyperanthes (non : of the death of Hippothous and Hyperanthes); p. 153: dans la liste des diphtongues iotacisées lire ει (non αι) ; p. 176 : where visible and intelligible things (non : visible and intelligent things).