BMCR 2021.03.30

Isopoliteia in hellenistic times

, Isopoliteia in hellenistic times. Brill Studies in Greek and Roman Epigraphy, 14. Leiden; Boston: Brill, 2020. Pp. x, 292. ISBN 9789004425699. €105,00.

Presque un demi-siècle après la parution, en 1975, de la monographie de W. Gawantka intitulée « Isopolitie. Ein Beitrag zur Geschichte der zwischenstaatlichen Beziehungen in der griechischen Antike », Sara Saba reprend l’étude du riche dossier documentaire, essentiellement épigraphique, concernant l’institution de l’isopoliteia, à laquelle elle a déjà consacré plusieurs études préparatoires.

Dans l’ « Introduction » (1-36), Saba présente sa propre conception de l’isopoliteia, à savoir, un dispositif concernant deux communautés, permettant aux citoyens de l’une de prendre la citoyenneté de l’autre. L’isopoliteia n’impliquait pas pour autant l’ouverture inconditionnelle aux citoyens de la communauté partenaire. Elle était « the concession of the option of switching citizenship, i.e., one had to give up his citizenship in order to take up a new one » (2), mais il est généralement impossible de vérifier l’utilisation individuelle de ce droit, conféré à l’échelle des collectivités. Institution typiquement hellénistique, l’isopoliteia a été employée, du IVe au Ier s. a.C., soit comme instrument diplomatique pour régler ou établir des contacts durables entre communautés, soit comme outil pragmatique pour consolider des alliances militaires. Le premier cas de figure est attesté en Asie Mineure, dans les îles et à Athènes, le second est particulièrement fréquent en Crète. Après avoir illustré par des exemples ces deux modes d’emploi de l’isopoliteia (9-21), Saba analyse la signification, dans les sources anciennes, du terme isopoliteia : synonyme de politeia dans des décrets honorifiques individuels, il désignerait parfois l’ « égalité de droits » entre deux communautés (25-27). Trois documents sont allégués en faveur de cette dernière interprétation. Tout d’abord, un décret de Nagidos déclarant à propos des Arsinoeis : [πολι]τεύσονται δὲ καὶ χρήσονται νόμοις οἷς ἂν αὐτοὶ θῶνται, ἔστωσαν [δὲ κ]αὶ ἰσοπολῖται Ναγιδέων (SEG 39, 1426 et 52, 1426, l. 34-35) ; un décret de Bargylia en l’honneur de trois juges étrangers de Priène, dont le peuple est dit φίλος καὶεὔνους καὶ ἰσοπολίτης (I. Priene 47, l. 3-4) ; un traité crétois lacunaire, qui ferait état d’une isopoliteia accordée ou reconnue par Hiérapytna à des κατοικοῦντες Ἱεραπύτνιοι (I.Cret. III, III 5). Seul le premier document offre un support à l’analyse, puisque l’état textuel du troisième laisse à désirer et le deuxième, comme Saba le reconnaît elle-même (26), atteste qu’une convention d’isopolitie, inconnue par ailleurs, existait entre Priène et Bargylia. Concernant le décret de Nagidos, Saba réitère l’argumentation défendue dans Dike 15 (2012), 159-170 : les Nagideis ne reconnaissaient pas à Arsinoè le statut de polis, ergo il est impossible qu’ils lui aient accordé l’isopoliteia. Malgré les indéniables particularités de la rédaction de ce décret, la mise en place d’un échange réciproque de droits, dont la politeia, est pourtant flagrante.[1] Il s’agit bel et bien d’une utilisation diplomatique forte et créative de l’institution étudiée par Saba, puisque, via le fondateur d’Arsinoè, Aétos, qui était Aspendien par naissance mais aussi Nagidéen d’honneur, les liens entre Nagidos et Arsinoè sont pensés d’après le paradigme de la colonisation et débouchent ‘naturellement’ sur l’octroi de l’isopoliteia. Il nous semble finalement que le choix de Saba d’utiliser le terme « potential citizenship » comme synonyme d’isopoliteia(23-24) afin d’éviter toute confusion avec des emplois anciens qui ne se rapporteraient pas à cette institution n’est pas justifié et engendre des malentendus, puisque, comme Saba le rappelle à maintes reprises, la citoyenneté accordée par décret est toujours potentielle dans la Grèce ancienne. L’ « Introduction » s’achève par une présentation très concise des thèses d’E. Szanto (1892), Ph. Gauthier (1972, 1977 et 1985), W. Gawantka (1975) et A. Chaniotis (1996), qui aurait gagné à être développée et placée au début de l’ouvrage.

Le corps de la monographie de Saba est un catalogue de 70 cas d’isopoliteia collective attestés épigraphiquement. Chaque cas est étudié en détail, avec un bref historique sur les collectivités partenaires de l’isopoliteia, un extrait de l’original grec et une traduction en anglais. Les exemples sont classés en trois parties, d’après un critère géographique (Partie I: Asie Mineure occidentale, Athènes, îles égéennes ; Partie II : Grèce centrale et Crète) ou thématique (Partie III : Asylia et Isopoliteia). Plusieurs cas controversés sont signalés comme tels (Disputed Cases : nos 9, 10, 11, 12, 13, 25 et 26), mais quelques cas douteux ou jugés par Saba comme non conformes aux critères de l’isopoliteia se fondent dans la masse : n° 19, n° 48, n° 49, n° 69, n° 70. Deux appendices (245-254 ; 255-259) traitent respectivement des origines de l’isopoliteiaau IVe s. (Delphes et Sardes ; Athènes et Platées ; Athènes et Samos) et de l’emploi du terme isopoliteia chez Polybe.

L’analyse de Saba porte principalement sur trois thèmes : les intentions et les attentes des entités partenaires de l’isopoliteia, les procédures d’activation (« implementation ») de la politeia, les relations entre fédéralisme et isopoliteia. Nous discuterons quelques exemples significatifs de la démarche de Saba. Les aspects diplomatiques sont bien mis en évidence par le décryptage des dissymétries de langage entre Milet et Kios (n°4) ou Milet et Séleucie-Tralles (n° 5). Les ambassadeurs de Kios demandent d’abord l’effacement de l’envoi des offrandes rituelles (phialai) en raison des guerres qui accablent leur cité, ensuite la reconnaissance de la politeia pour les ressortissants de Kios, en faisant valoir les liens de parenté qui les unissent en tant que colons au peuple fondateur ; les Milésiens n’accordent qu’un délai pour la remise des offrandes, mais acceptent de bonne grâce d’attribuer la politeia milésienne aux Kianoi qui en auront fait le choix. Saba observe (57-58) que la question de la politeia, à laquelle les Milésiens pouvaient difficilement opposer un refus, a été soulevée par les ambassadeurs de Kios afin non seulement de contrebalancer l’échec éventuel de leur mission principale, mais aussi de renforcer les relations entre les deux cités. Les décrets de Milet et de Séleucie-Tralles inversent l’ordre des honneurs (honneurs à Apollon Didyméen d’abord, à la cité de Séleucie ensuite, versus honneurs à la cité de Milet d’abord, à Apollon Didyméen ensuite) et emploient des termes différents pour désigner la parenté entre les deux cités (oikeiotesdans le décret de Séleucie, syggeneia dans celui de Milet). Comme E. Will (et contre l’avis d’O. Curty) Saba pense que les deux termes ne sont pas synonymes et que chaque cité avait sa propre perception de la parenté, même si la raison d’être de ce choix de vocabulaire nous échappe.

Le cas de Milet-Séleucie Tralles est exemplaire aussi pour la question de l’activation de la politeia. Saba souligne que les clauses détaillées ne sont en rien révélatrices des attentes des cités partenaires face à l’arrivée de nouveaux citoyens, car elles ont une valeur bureaucratique (10, n. 23 ; 13). Elle partage avec Gawantka le sentiment que les cités qui stipulaient ces accords d’isopoliteia étaient surtout intéressées à la concession immédiate d’avantages matériels et juridiques (enktesis, epigamia, ateleia, etc.) à leur ressortissants. Ces avantages sont des « privilèges additionnels » à distinguer des droits compris dans la « formule de participation » (« metechein-formula ») explicitant le contenu de la politeia. À propos du droit de regard que les cités pouvaient exercer sur leurs ressortissants désireux d’acquérir une nouvelle citoyenneté, S. analyse une clause controversée du traité entre Hiérapytna et Praisos (I. Cret. III, IV, 1 ; Saba, n° 47) que nous avions jadis commentée[2] et la rapproche judicieusement (197-198) des clauses du traité Xanthos-Myra et du décret de Milet en réponse à celui de Kios, qui prescrivent la présentation d’un document délivré par la patrie du postulant. Les remarques de Saba sur la politeia sont globalement de bon aloi. Il faut toutefois rappeler que, jusqu’à preuve du contraire, les citoyens grecs étaient libres d’acquérir et d’exercer une nouvelle citoyenneté sans devoir renoncer formellement à celle d’origine.[3] La définition que Saba propose de l’isopoliteia est donc à corriger, puisque les candidats à l’activation de la citoyenneté prévue dans le cadre d’un octroi unilatéral ou bilatéral entre collectivités devaient seulement prouver d’être des ressortissants de l’un des deux états partenaires et, le cas échéant, d’y avoir résidé un certain nombre d’années et d’avoir pris des dispositions légales concernant leurs biens.

Plusieurs inscriptions offrent d’intéressants aperçus sur le problème des relations entre fédéralisme et isopoliteia (nos 32-33 ; 36, 37, 39-46). Celle-ci peut relever du niveau fédéral et s’inscrire dans un projet d’alliance politique plus vaste (nos32-33 : Kéos-Erétrie, Kéos-Histiée), fonctionner comme un lien entre les membres d’un koinon (n° 36 : Lesbos), être attribuée séparément aux cités membres et au koinon (n° 37 : Mytilène-Larisa et Thessalie). Si elle aborde marginalement la question de la « double citoyenneté » à l’intérieur des koina (182-183 ; 191-193), Saba critique l’idée que l’isopoliteiaait pu constituer un premier pas vers la formation d’ensembles fédéraux et que les Étoliens l’aient utilisée comme un instrument déguisé de domination des communautés externes (cf. son commentaire sur l’arbitrage étolien entre Messène et Phigaleia, n° 39). Signalons, à propos de l’emploi de l’isopoliteia dans et par les koina, que D. Knoepfler a suggéré qu’à l’époque où Xanthos établit un pacte d’isopolitie avec Myra (Saba, n° 8) cette dernière ne faisait pas encore partie du koinon lycien.[4]

Il ne semble pas que le corpus épigraphique exploité par Saba soit sensiblement différent de celui rassemblé par Gawantka (63 documents), même si de belles inscriptions publiées après 1975 ont fait progresser les connaissances et ont été intégrées par Saba dans la discussion ou dans son recueil. On regrette toutefois de ne pas y trouver des inscriptions qui, connues depuis une dizaine d’années, voire plusieurs décennies déjà, sont à bien des titres célèbres. Nous voulons parler tout d’abord de l’exceptionnel dossier épigraphique d’Entella, présenté par G. Nenci dès 1980 : pas moins de quatre décrets de cette polis de la Sicile occidentale octroient ou renouvellent l’isopolitie à des cités et communautés siciliotes qui avaient aidé ses habitants pendant et après la tourmente de la première guerre punique et notamment lors du repeuplement de la cité. Il s’agit de l’attestation la plus occidentale de l’usage de l’isopoliteia et d’une magnifique illustration de la koine institutionnelle de l’époque hellénistique.[5] Nous devons rappeler ensuite un décret des Thessaliens (IIIe a.C.) découvert à Aigai (Éolide), qui mentionne l’octroi de la politeia « partout où ils le voudront en Thessalie » et d’autres privilèges (dont l’epigamia, avec la même précision) aux Éoliens, Coéens et Magnètes du Méandre, dont les envoyés avaient participé à la fête des Olympia (SEG 59, 1406 B). Bien que nous ne sachions pas si les Éoliens etc. ont voté en retour des honneurs comparables aux Thessaliens, ce document, qui contribue à éclairer inter alial’arrière-plan historique de l’ambassade de Bacchios de Mytilène (cf. Saba, n° 37), aurait dû être inclus dans le recueil de Saba.

Nonobstant les réserves émises sur certaines interprétations et sur l’exploitation de la documentation épigraphique, l’ouvrage de Saba est une contribution bien venue et utile à l’histoire diplomatique des cités hellénistiques. Il nous semble être le digne prolongement de la monographie de Gawantka, qui avait eu tort de vouloir mesurer l’isopoliteia à l’aune de ses effets pratiques, mais en avait déjà bien montré la place dans les relations entre États. Grâce aux recherches de Saba, on peut désormais tenir pour acquis que l’isopoliteia a été, selon les propres mots de l’autrice (23 et passim), l’un des trois piliers, avec la parenté et l’amitié, de la diplomatie du monde hellénistique.

Notes

[1] Cf. P. Hamon, BE 2014, 488.

[2] I. Savalli, Historia 34 (1985), 387-431 : 407-408 et n. 153a.

[3] Savalli, ibid., 411-412 ; 427-430 ; I. Savalli-Lestrade, in A. Heller, A.-V. Pont (ed.), Patrie d’origine et patries électives : les citoyennetés multiples dans le monde grec d’époque romaine, Bordeaux 2012, 39-44. Autour de la citoyenneté double ou plurielle, cf. W. Mack, in M. Dana, I. Savalli-Lestrade (ed.), La cité interconnectée dans le monde gréco-romain, Bordeaux 2019, 61-82. Nous y reviendrons dans une prochaine publication.

[4] D. Knoepfler, JS 2013, 151, avec la n. 154.

[5] Cf. SEG 30, 1117-1122 ; SEG 32, 914 ; C. Ampolo (ed.) Da un’antica città di Sicilia, I decreti di Entella e Nakone, Pisa 2001.