BMCR 2018.04.52

Roman grec et poésie: dialogue des genres et nouveaux enjeux du poétique

, , Roman grec et poésie: dialogue des genres et nouveaux enjeux du poétique. Actes du colloque international, Nice, 21-22 mars 2013. Collection de la Maison de l'Orient et de la Méditerranée, 56. Série littéraire et philosophique, 22. Lyon: Maison de l'Orient et de la Méditerranée - Jean Pouilloux, 2017. Pp. 388. ISBN 9782356680600. €39.00 (pb).

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Spécialistes de langue et de littérature grecques, Michel Briand et Michèle Biraud ont réuni dans ce volume collectif les Actes du colloque international de l’Université de Nice (21-22 mars 2013), lequel s’inscrit dans le regain d’intérêt qui favorise les études relatives au roman grec ancien durant ces deux dernière décennies – comme en témoignent à la fois les « Companions » parus récemment et les réévaluations qui ont vu le jour dans la recherche en langue française. Un premier élément notable est que le présent volume s’est concentré sur un point particulier, encore assez peu abordé en tant que tel (et ce au-delà de la question des influences, des sources et intertextualités) : les relations existant entre le roman grec ancien et la poésie, épique « lyrique », dramatique d’époque archaïque, classique, hellénistique. Sont abordés dans ce volume quatre domaines complémentaires essentiels à la dialectique entre prose narrative et poésie, surtout quand ils sont combinés – qui constituent la structure quadripartite de l’ouvrage. Il s’agit d’abord des images et figures dites poétiques, intégrées dans la fiction narrative ; ensuite, divers autres jeux de réécriture et de relecture ; à cela s’ajoutent les effets de rythme (prosodie et structures) ; enfin, plus largement, la notion même de fiction, romanesque et poétique, en particulier épique et tragique. Les trois objectifs principaux d’investigation sont les suivants : repérer les affleurements des intertextualités formulaires, thématiques et génériques, et étudier leurs usages ; établir quelques principes d’une poétique formelle de la prose dans la mesure où certains passages de ces romans font un usage des sonorités (assonance, allitérations) et des rythmes (notamment des isosyllabies et des clausules) qui les apparente à la poésie ; envisager la poésie comme fiction et la fiction romanesque comme poésie : tout en entretenant avec le récit historique des relations complexes, en particulier quand le discours d’enquête, d’abord perçu comme sérieux et référentiel, s’intéresse à l’exploration du paradoxal et du merveilleux, et fait œuvre de fiction ou quand, à l’inverse, le roman s’appuie sur de forts effets de réel, historiques ou contemporains.

Dans une telle optique, la première partie (Images et figures poétiques/ romanesques) comprend quatre propositions, centrée sur le rôle crucial que jouent la métaphore et l’image, visuelle et auditive, dans le caractère « poétique » d’un roman. Jean-Philippe Guez (Université de Poitiers), dans son article intitulé « Les Frontières de la prose : métaphore et comparaison chez Chariton et Achille Tatius » développe une réflexion – fondée sur les théories anciennes de la métaphore et de la comparaison, à partir d’Aristote – propre à caractériser le style de Chariton, tangent à la poésie par son emploi spécifique de la comparaison, et d’Achille Tatius, baroque et volontiers énigmatique et donc plus radicalement poétique. Christoph Cusset et Claire Vieilleville, quant à eux, se concentrent sur la représentation, dans la poésie et dans le roman, d’un épisode mythologique caractéristique d’une diction artistique complexe, empreinte de fines intertextualités. Dans son article « Les instruments de musique dans le roman grec, vecteurs de la voix poétique », Magdeleine Clo montre comment l’évocation de la musique instrumentale dans les romans, en particulier celle de l’aulos, de la trompette et de la syrinx, est à la fois structurante pour le récit et les descriptions. Enfin, Françoise Létoublon (Université de Grenoble) rouvre le dossier des récits mythologiques et des champs métaphoriques que les romans reprennent de la tradition poétique, surtout lyrique.

La deuxième partie, articulée en six études, se concentre sur d’autres multiples effets de similarité et dissemblance entre roman et poésie, le plus souvent entre un romancier particulier et un ou des poètes (ou un genre) spécifique(s), au niveau lexical, syntaxique, stylistique et pragmatique. Parmi les articles constituant cette partie, celui d’Ewen Bowie (Université d’Oxford) – « Poetic elements in the Greek novelist’s prose », particulièrement remarquable, analyse, de façon très détaillée, un système complexe de correspondances et d’emprunts lexicaux, non métaphoriques, qui relie constamment tous les romans, selon des modalités différentes, avec l’ensemble de la poésie antérieure, archaïque, classique et hellénistique, de genre notamment épique, mélique, épigrammatique. Christine Kossaifi, quant à elle, présente une synthèse particulièrement intéressante dans la mesure où elle rapproche un romancier grec à la fois d’un poète alexandrin et d’un poète latin très au fait de la poésie hellénistique. Les notions d’anamorphose et de métamorphose, visuelle et musicale, permettent de relier notamment les deux modalités, poétique et romanesque, de la fiction bucolique.

La troisième partie (« Effets de rythme, jeux de structure ») se consacre entièrement dans trois études, à la prose romanesque comme le lieu privilégié d’une création formelle virtuose, quasi-musicale. L’étude très détaillée (portant en particulier sur les effets de clausule) de Michèle Biraud montre de quelle manière un passage développé de Longus peut être la réécriture en prose rythmique d’un énoncé typique de la poésie bucolique hellénistique. Ajoutons également qu’Anne-Iris Muñoz, dans une double perspective – rythmique et narratologique -, rapproche, en particulier par le prisme de l’atticisme et du gorgianisme, le roman de la tragédie, de la comédie ancienne et du drame satyrique, en relation avec un renouvellement de la notion de « katharsis ».

La quatrième partie, intitulée « Le roman comme poésie, la poésie comme roman », revient à un niveau plus général, macrotextuel. Dans « Les Éthiopiques, roman homérique ? », Jocelyne Peigney étudie les réminiscences homériques du roman, quand elles sont à l’œuvre dans l’écriture même de la fiction narrative, par exemple dans des comparaisons développées, typiques d’une nouvelle écriture. À l’inverse, Hélène Frangoulis montre comment les Dionysiaques non seulement reprennent les procédés et références romanesques d’ordre narratif, gnomique, voire scientifique, comme par exemple les notices digressives d’Achille Tatius, mais aussi les reformulent en les recontextualisant. Dans l’étude qui conclut le volume – « Poiesis et historia : les romans (sophistiques) grecs comme trans- fictions », Michel Briand revient sur une distinction aristotélicienne fondatrice, en la rapprochant de définitions modernes de la fiction propres à faire du roman ancien un discours plus « poétique » et « philosophique » que simplement narratif.

En définitive, dans ce riche volume rassemblant des communications d’une haute teneur scientifique, l’on trouvera matière à penser une relation pour le moins complexe et changeante entre deux catégories qui relèvent du genre littéraire, mais aussi du registre, de la modalité rythmique, du style, de la figure, du genre discursif. La distinction « roman / poésie » doit être comprise comme un jeu dynamique, pour lequel les textes anciens offrent un champ d’investigation différent, propre à troubler et à modifier des catégories et oppositions modernes et contemporaines.

Authors and titles

Michèle Biraud et Michel Briand, Introduction. Entre le roman grec et la poésie : rencontres, correspondances, tensions
Images et figures poétiques/romanesques
Jean‑Philippe Guez, Les frontières de la prose : métaphore et comparaison chez Chariton et Achille Tatius
Christophe Cusset et Claire Vieilleville, De Moschos à Achille Tatius : l’enlèvement d’Europè comme programme poétique
Magdeleine Clo, Les instruments de musique dans le roman grec, vecteurs de la voix poétique
Françoise Létoublon, « Un feu courant sous la peau » : les métaphores poétiques dans les romans

Références, lectures, réécritures
Ewen Bowie, Poetic elements in the Greek novelists’ prose
Romain Brèthes, Clitophon lecteur d’Ovide
Alain Billault, Achille Tatius et la poésie hellénistique
Christine Kossaifi, Jeux de perspectives et effet d’anamorphose chez Longus, Théocrite et Ovide : l’invention de la fiction
Élodie Romieux‑Brun, Chairéas à la lumière d’Achille : Chariton lecteur d’Homère
Gérard Rainart, La poésie imitée des oracles de Delphes dans le roman d’Héliodore, les Éthiopiques

Effets de rythme, jeux de structure
Michèle Biraud, Les discours de Philétas (Daphnis et Chloé, II.3‑7) : rythmes anciens et rythmes modernes de la bucolique en prose
Martin Steinrück, Rythme et concomitance dans les Éthiopiques d’Héliodore
Anne‑Iris Muñoz, Atticisme et tragédie : conflits formels dans le roman d’Achille Tatius

Le roman comme poésie, la poésie comme roman
Jocelyne Peigney, Les Éthiopiques, roman homérique ?
Hélène Frangoulis, Des procédés romanesques dans l’épopée de Nonnos
Dimitri Kasprzyk, De Pindare à Héliodore : poésie épinicique et épinicie romanesque
Michel Briand, Poiesis et historia : les romans (sophistiques) grecs comme trans‑fictions
Bibliographie
Index des textes poétiques