BMCR 2012.09.41

Dion de Pruse. Ilion n’a pas été prise: Discours troyen 11. La roue à livres, 61

, Dion de Pruse. Ilion n’a pas été prise: Discours troyen 11. La roue à livres, 61. Paris: Les Belles Lettres, 2012. lxxvi, 120. ISBN 9782251339627. €25.00 (pb).

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La précieuse collection de « La roue à livres », publiée aux Belles Lettres, s’enrichit d’un nouveau volume, consacré au onzième discours de Dion de Pruse. Coordonné par Sophie Minon, avec la collaboration de Danièle Auger, Christophe Bréchet, Michel Casevitz, Estelle Oudot et Ruth Webb, l’ouvrage est constitué d’une introduction développée, d’une nouvelle traduction française et de notes détaillées.

Fondée sur le texte de l’édition de Gustavo Vagnone (Rome, 2003), la traduction proposée a bénéficié du précédent que constitue la thèse complémentaire de François Jouan : cette thèse, soutenue à Paris en 1966, consistait en une édition traduite et commentée du discours 11, mais n’a jamais été publiée. D’emblée cette nouvelle traduction a le mérite de livrer le titre complet du texte en question ( Ilion n’a pas été prise), quand l’usage a consacré la seule appellation de « Discours troyen » ( Trôikos étant en fait un titre abrégé ou résumé), et cela en France notamment, où la forme assertive d’un titre passerait moins bien (malgré le succès de La guerre de Troie n’aura pas lieu) et où l’on parle de « Troie » plutôt que d’« Ilion ».

Le premier chapitre de l’introduction expose efficacement les traits principaux de la vie, de l’œuvre et de la carrière de « Dion de Pruse, sophiste et philosophe ». Né en Bithynie vers 40-50 de notre ère et mort vers 110-112, Dion appartient à ces grands spécialistes de la parole qui ont eu un rôle politique important et qui ont contribué puissamment à la vitalité de la culture grecque sous l’Empire romain, au point d’avoir été surnommé « Chrysostome » (« à la bouche d’or »). Dion, qui a été l’élève et l’ami du philosophe stoïcien Musonius, est aussi un représentant éminent de « la tendance philosophique de la Seconde Sophistique ». Il a été banni de Rome, d’Italie et de Bithynie avant 86 et il a connu l’exil jusqu’à la mort de Domitien. On a parfois fait de cet exil une césure dans la vie de Dion, lequel serait alors passé de la rhétorique à la philosophie. Mais la réalité est plus complexe : si à l’époque de Dion les deux disciplines peuvent être enseignées par un même maître (comme l’a souligné Bernadette Puech dans son ouvrage sur Orateurs et sophistes grecs dans les inscriptions d’époque impériale, Paris, 2002), les deux modes de vie qu’elles impliquent sont eux-mêmes étroitement liés. Or c’est cette complexité, cette imbrication entre rhétorique et philosophie, que donne aussi à voir le « Discours troyen ».

Le deuxième chapitre présente clairement le statut du discours 11 dans l’œuvre de Dion, ainsi que sa réception. Le discours Ilion n’a pas été prise a ceci de particulier qu’il se livre à une critique sévère du récit qu’Homère fournit de la guerre de Troie. Pour l’orateur, qui prétend se fier à un prêtre égyptien, lequel tiendrait la vérité de Ménélas en personne, Hélène a en fait été donnée légalement en mariage par son père Tyndare à Pâris et c’est par colère et dépit qu’Agamemnon et Ménélas ont lancé une expédition contre Troie ; mais les Grecs ont été défaits (Achille a été tué par Hector) et ils ont pu conclure une paix généreuse à la condition d’offrir un cheval de bois à la déesse Athéna. Pensée pour les habitants d’Ilium Novum, l’œuvre a pu être prononcée à diverses reprises, comme c’est le cas de beaucoup d’autres textes rhétoriques. En l’absence de toute indication explicite ou implicite, une datation précise reste cependant très difficile à établir. Présentant des réflexions sur la poésie et sur le mythe, le discours met en vedette les problèmes posés par l’identité hellénique sous l’Empire, c’est-à-dire à une époque où les Troyens, ainsi que l’Asie, sont grecs et où Rome se proclame l’héritière d’Ilion. Dans cette perspective, les passages où l’orateur rappelle la geste d’Énée (qui, descendant d’une race victorieuse, partit fonder « une ville, la plus grande de toutes » : § 138) permettent de faire l’éloge de Rome et d’exprimer un message de concorde et de globalisation valable à la fois pour les relations que les Grecs entretiennent entre eux et pour celles qu’ils entretiennent avec les Romains. Aussi brillante soit-elle, une telle version du mythe troyen a suscité, depuis l’Antiquité, des réactions très diverses, sans qu’on ait toujours très bien évalué la part d’humour et d’ironie dans la démonstration.

Le troisième chapitre examine à juste titre les traditions philosophique, rhétorique et exégétique dans lesquelles l’œuvre s’inscrit. La critique de la véracité d’Homère a été illustrée en particulier par Platon, Hérodote, Thucydide, Polybe, Strabon et bien d’autres encore, mais Dion prend souvent une posture d’historien quand il se fonde sur les critères du « vrai » et du « mensonger ». Le procédé qui consiste à réfuter un mythe célèbre ( anaskeuè), ou à le confirmer ( kataskeuè), remonte aux origines de la rhétorique (on pense plus d’une fois à l’ Éloge d’Hélène de Gorgias) et fait partie du bagage intellectuel acquis à l’école des sophistes : c’est ce qu’attestent en particulier les Progymnasmata de Théon, qui à l’époque de Dion, enseignent à critiquer ou à défendre tel ou tel mythe célèbre (le sauvetage d’Arion, les aventures de Médée, etc.) en examinant chaque élément de la tradition (les peristaseis) selon différents points de vue (le possible, le vraisemblable, l’avantageux, etc.). Mais en analysant ainsi le contenu, et non seulement la forme, de l’épopée homérique, Dion met aussi à profit « la matière fournie par des siècles d’exégèse homérique » pour repérer erreurs, inexactitudes, silences et autres invraisemblances contenues dans l’ Iliade, et bien des parallèles peuvent être établis entre les arguments de Dion et les scholies homériques. À la faveur de la virtuosité et de l’érudition qui se manifestent dans sa démonstration, l’orateur offre une réflexion sur la beauté du mythe, sur les sentiments que ce dernier procure à l’auditeur et sur le statut d’Homère comme référence dans une réalité romaine.

Le quatrième chapitre est judicieusement consacré à la langue et au style de Dion. Le « Discours troyen » atteste un atticisme modéré. La langue de Dion est ici d’inspiration classique, sans s’interdire d’emprunter aussi à la poésie1 et à la koinè. Si les mots non classiques ou les néologismes sont en général plutôt rares, certaines occurrences sont d’un grand intérêt, par exemple cet emploi de hilastèrion (§ 121), au sens d’« offrande propitiatoire » : attesté principalement dans l’épigraphie de Cos à l’époque impériale ou en contexte juif et chrétien, le mot revêt donc une forte connotation monothéiste et confirme l’intérêt d’une étude du vocabulaire religieux des orateurs polythéistes de la Seconde Sophistique.

Le cinquième chapitre présente brièvement l’histoire du texte. Il semble que le texte du « Discours troyen » ait été encombré de gloses et qu’il ait connu plusieurs rédactions. Aussi les éditeurs modernes se sont-ils employés à libérer le texte de ces gloses et de ces rédactions alternatives, qui s’avèrent cependant moins nombreuses qu’on l’a cru par le passé. Depuis la Renaissance, la recherche a abouti à un classement des manuscrits qui comprend trois familles et sur lequel repose désormais le texte édité par G. Vagnone et traduit dans ce volume.

Le texte à proprement parler est précédé d’un sommaire qui permet de bien s’orienter dans l’argumentation complexe du discours. La traduction, qui se veut proche du grec en épousant dans la mesure du possible la syntaxe et le rythme de l’original, s’avère très claire et très agréable à lire. Des notes, placées à la fin de la traduction, précisent les citations dont l’orateur émaille sa prose, éclairent les allusions à la mythologie et aux realia, commentent les termes-clés, soulignent certains effets de style et signalent les principaux problèmes textuels. Dans tous les cas, elles se révèlent très suggestives, en rendant plus accessible au lecteur d’aujourd’hui le texte de Dion. De fait, l’orateur manie avec brio de nombreuses traditions, et son discours constitue ainsi une mine de renseignements pour qui s’intéresse en particulier à la mythologie. On citera, à titre d’exemple, le paragraphe 147 et la note 182 consacrés à l’épisode de la castration de Cronos par Zeus (et non seulement d’Ouranos par Cronos), un épisode qui a souvent laissé perplexes les critiques, mais qui est attesté dans l’orphisme et par d’autres témoignages, auxquels on peut ajouter le Discours isthmique en l’honneur de Poséidon d’Aelius Aristide ( or. XLVI, 17). Enfin, une bibliographie et un index des noms propres complètent utilement le volume.

En reconsidérant le rôle éducatif de la poésie et le contexte socio-politique des mythes, le « Discours troyen » invite aussi à une réflexion sur les pouvoirs de la rhétorique et sur la valeur religieuse de la littérature. L’ouvrage dirigé par Sophie Minon livre ainsi un accès attendu à un texte emblématique à la fois de son auteur et de la période à laquelle il a été composé. Mais il offre surtout une contribution importante à l’étude de la Seconde Sophistique et de l’Empire gréco-romain.

Table of Contents

Avant-propos (xi-xii)
Introduction (xiii-lxxvi)
I. Dion de Pruse, sophiste et philosophe (xv-xxv)
II. Le Discours 11, dit « troyen » dans l’œuvre de Dion et sa réception (xxvii-xxxiii)
III. Un exercice au carrefour de plusieurs traditions (xxxv-l)
IV. Langue et style : l’atticisme modéré d’un notable grec de la province romaine d’Asie (li-lxvi)
V. L’histoire du texte du discours 11 (lxvii-lxix)
Sommaire du discours (lxxi-lxxvi)
Ilion n’a pas été prise. Discours « troyen » 11 (1-59)
Notes (61-104)
Éléments de bibliographie (105-114)
Index des noms propres cités par Dion (115-118)
Table des matières (119-120)

Notes

1. À propos du verbe battarizein (« bégayer, bredouiller »), employé au § 27 et commenté p. lviii (n. 26) en lien avec l’anthroponyme Battaros, on peut renvoyer également à O. Masson, « En marge du Mime II d’Hérondas : les surnoms ioniens Βάτταρος et Βατταρᾶς », Revue des études grecques, 83, 1970, p. 356-361 ; Id., Annuaire A.E.H.E., 4e section, 1970-1971, p. 213-214.