BMCR 2011.10.02

Scholies à Apollonios de Rhodes. Fragments 9

, Scholies à Apollonios de Rhodes. Fragments 9. Paris: Les Belles Lettres, 2010. xlv, 576. ISBN 9782251742083. €45.00 (pb).

Les Scholies à Apollonios de Rhodes constituent un épais volume broché (578 pages), le neuvième dans la collection “Fragments” éditée aux Belles Lettres. Cette collection est un pendant à la fameuse collection “Budé”, puisqu’elle rend accessible des textes grecs souvent fragmentaires (Chrysippe, Callimaque) ou peu connus ( Scholies anciennes aux Grenouilles et au Ploutos d’Aristophane, Lettres croisées de Jérôme et Augustin, Poème judéo-hellénistique attribué à Orphée). Ces corpus sont présentés en langue originale, accompagnés d’un commentaire et d’une traduction en français.

L’auteur des Scholies à Apollonios de Rhodes, Guy Lachenaud, a été professeur à l’Université de Paris Ouest Nanterre et à l’Université de Nantes, et est connu entre autres pour ses travaux sur l’historiographie1 et sur Hérodote.2 Partisan d’une approche critique des scholies et de leur étude systématique, il donne accès, grâce à ce volume, à une masse documentaire importante qui reflète les traditions érudites de l’Antiquité et du Moyen Âge.

Le volume propose une introduction qui fait le bilan des grandes questions que peut poser ce corpus de scholies. Les principes d’édition sont énumérés avec détail : le texte grec publié est celui édité par C. Wendel en 1935, avec quelques modifications mineures indiquées ad locum. La position de G. Lachenaud est en l’espèce conservatrice, car il ne pouvait être question de reprendre l’ensemble de la question manuscrite pour cette publication. Par conséquent, G. Lachenaud propose une description détaillée des manuscrits et recense les auteurs de commentaires antiques où les scholies dans leur état actuel trouvent leur origine.

La suite de l’introduction est très riche, mais d’un usage pas toujours facile. Ainsi le catalogue des pages xix-xx (références directes ou indirectes utilisées par les commentateurs) est difficile à saisir au premier coup d’œil, et le principe même d’une liste de noms de poètes sans référence (ni au contexte des scholies, ni au passage poétique cité) est peut-être inutile en l’état.

Ce défaut de mise en page se retrouve d’ailleurs dans les tableaux qui présentent en fin d’ouvrage les généalogies mythiques les plus répandues, alors qu’ils représentent une mine de renseignements (source poétique, version d’Apollonios, mention dans les scholies) qu’on souhaiterait pouvoir exploiter avec plus d’aisance. Et il en va de même pour le catalogue d’expressions grammaticales composé par l’auteur (voir infra).

G. Lachenaud présente ensuite une évolution historique qui mènerait de la mythologie, comme compétence culturelle poétique, à la mythographie d’époque hellénistique et impériale, qui est définie uniformément comme un catalogage à visée documentaire. Le seul système auquel se réduirait la mythographie serait celui “des Pinakes, de Diodore ou du Pseudo-Apollodore” (p. xxiii), qui remplacerait une mythologie apparemment conçue comme croyance : “un parcours balisé est proposé, non pas pour qu’ils croient, mais pour qu’ils sachent” (p. xxiii).

G. Lachenaud a certainement raison pour une large part, mais une telle définition est trop réduite pour englober tout ce que les modernes entendent comme “mythographie”. Ni Antoninus Libéralis, ni Conon3 ni Parthénios[[4] ne peuvent se comprendre du seul point de vue documentaire, dans la mesure où leur texte est adossé à une poésie récente ou à venir, c’est-à-dire à des formes culturelles toujours vivantes. Le témoignage de la numismatique ou des inscriptions apporte également la preuve qu’une mythologie en acte continue, bien après les époques archaïque et classique, à interagir avec la mythographie, sans oublier les manipulations pédagogiques dont le corpus édité par M. Van Rossum-Steenbeek garde la trace.5

Si G. Lachenaud propose cette définition réductrice de la mythographie d’époque hellénistique et romaine, c’est qu’il oppose en fait le travail mythographique, en traités ou en fiches, à celui des scholiastes : ceux-ci ne se contentent pas de reprendre une tradition préétablie, mais la réorganisent, la jugent et la réorientent. Parfois même, note-t-il, ils peuvent faire preuve d’une érudition “indiscrète ou hors de propos” (p. xxvii). Il est dommage que la taille réduite de l’introduction ne permette pas à G. Lachenaud de justifier davantage son propos, et de définir de façon plus positive le travail des scholiastes, dans sa nature et ses effets. J’aurais pour ma part souhaité plus de précisions sur le travail de rédaction des scholiastes et leurs pratiques : paraphrase, extension, réduction, réorientation sont des catégories bien étudiées, auxquelles G. Lachenaud fait seulement allusion. Rien n’est dit non plus de la répartition des commentaires et des scholies : quels sont les passages des Argonautiques qui ont plus particulièrement intéressé les scholiastes ? Quelles informations ont-ils privilégiées pour leurs lecteurs ? Qui étaient même ces lecteurs ? Quel(s) usage(s) étaient-ils censés faire des scholies? G. Lachenaud ne donne pas vraiment d’indication sur ces questions.

La fin de l’introduction est consacrée à une très rapide étude de la “grammaire, critique textuelle et critique littéraire”. Là encore, le peu de place laissé à G. Lachenaud ne lui permet pas d’aller au delà d’une très rapide description. Le catalogue d’expressions grammaticales caractéristiques est bien venu et très utile, mais sa présentation pourrait être améliorée : en l’état, il enchaîne lemme, traduction, comparaison, renvoi au texte des scholies, référence bibliographique, et parfois un commentaire personnel, sans que la typographie distingue explicitement ces différents termes.

L’essentiel du volume est constitué par la traduction en français, sur la page de gauche, et le texte grec correspondant, sur la page de droite. Il comprend l’ensemble du texte établi par C. Wendel, à commencer par les Prolegomena contenus dans les manuscrits L ( Laurentianus 32, 9), G ( Guelferbytanus 10.2 4°) et P ( Parisinus gr. 2727), à savoir une vie d’Apollonios et un résumé synthétique de ce qui précède l’intrigue des Argonautiques, ainsi qu’un catalogue des Argonautes (manuscrits L et G seulement). G. Lachenaud passe rapidement sur la vie d’Apollonios et le résumé mythographique pour commenter le catalogue, en notant quelques variantes ou en précisant des identités.6

La majeure partie du texte (p. 14-529) est bien sûr constituée par les scholies elles-mêmes, commentaires à un mot ou une expression, parfois à un vers ou à un groupe de vers. Le lecteur apprécie l’étroite correspondance observée par l’éditeur entre les deux textes, ainsi que la clarté de la typographie. Les numéros des lemmes ainsi que les manuscrits sont ainsi systématiquement imprimés en gras dans le texte grec, les numéros des lemmes en casse normale étant seuls indiqués dans le texte français. La traduction est précise, attachée aux nuances de sens et aux variations ; G. Lachenaud a prêté particulièrement attention aux termes techniques d’analyse rhétorique, sémantique et linguistique, devant lesquels le lecteur moderne est souvent désemparé, surtout lorsqu’il n’a pas sous la main le “Glossary of Grammatical Terms” d’Eleanor Dickey.7 De ce point de vue, la traduction est une réussite, et on ne peut que se féliciter d’avoir désormais un tel ouvrage à disposition.

L’éditeur a fait le choix de ne pas traduire les lemmes, ni toujours les mots utilisés comme suggestion ou comparaison.8 Cela suppose que le lecteur maîtrise au moins l’alphabet grec pour suivre le texte français. Autre conséquence, la superposition dans le texte français du lemme en grec et de la traduction en français ne rend pas forcément sensible le travail du scholiaste. Ainsi, traduire le scholion“ἀποτρωπᾶσθαι ἀποτρέπεσθαι” (III, 16) par “ἀποτρωπᾶσθαι écarter” ne permet pas de déceler le passage qu’opère le scholiaste d’une forme poétique à une forme courante, sinon du même verbe, du moins du même type de verbe, construit sur la même racine et avec le même préverbe ( cf. III, 1323a, ἐργατίνης ἐργάτης γεωργός). Enfin, il faut forcément connaître le grec pour goûter des traductions telles qu’en III, 1340 : “ἀνομένοιο manque υ, le sens étant ἀνυομένοιο. Ou bien autrement sans l’ο ce qui donne ἀνυμένοιο.”

Plus gênant pour un lecteur pressé, la ponctuation a été réduite au minimum, ce qui introduit des effets curieux, comme en I, 1325, “ὃν ποσιν ὃν ποσιν est incorrect”, au lieu de (par exemple) “ὃν ποσιν : ὃν ποσιν est incorrect”, ou bien en I, 1162, “ἐφέλκετο en rapport avec le manque d’énergie de tous et avec la violence des flots il dit ἐφέλκετο pour insister davantage.”

Dernière caractéristique typographique, l’emploi des guillemets a été réservé aux citations. Il est par conséquent parfois malaisé de comprendre si l’expression française traduit le terme grec précédent, ou bien si elle constitue un nouvel élément du scholion.

Les notes ont également été réduites au maximum, et renvoient généralement à des références textuelles précises, sans mettre en valeur tel ou tel aspect du texte. L’usage de la traduction seule est donc délicat, et peut facilement induire en erreur ou déconcerter un lecteur qui ne serait pas au fait des usages antiques. Cela signifie que le volume, loin de viser un large public, s’adresse au contraire aux happy few.

Le volume publié par G. Lachenaud ne se propose pas d’être un commentaire complet des scholies, mais de donner accès au texte lui-même (c’est pourquoi sans doute aucun résumé des Argonautiques n’est fourni dans le volume). La complexité de la tâche doit être reconnue, et G. Lachenaud a accompli un formidable travail de traduction et de mise en forme, en éclairant le texte des scholies à de nombreuses reprises ou en donnant accès à des commentaires érudits. On peut regretter que les contraintes éditoriales, en particulier les défauts de mise en page pour les tableaux ou la réduction drastique des commentaires, en introduction ou au fil du texte, compliquent la lecture du volume ou sa consultation ponctuelle. La connaissance préalable des Argonautiques, des questions bibliographiques attenant à la tradition des scholies et de la mythographie et tout simplement du grec ancien sont indispensables à la maîtrise de cet ouvrage, que l’on pourra donc difficilement conseiller à un public débutant. En revanche les spécialistes des scholies, les férus de commentaires antiques, les amis d’Apollonios de Rhodes et les amateurs de détails rhétoriques, linguistiques ou mythographiques trouveront pleinement satisfaction.

Notes

1. Promettre et écrire : essais sur l’historiographie des Anciens, Rennes : Presses universitaires de Rennes, 2004.

2. L’arc-en-ciel et l’archer : récits et philosophie de l’histoire chez Hérodote, Limoges : PULIM, 2003.

3. The Narratives of Konon. Text, Translation and Commentary on the Diegeseis, éd. M. K. Brown, Beiträge zur Altertumskunde, n° 163, Munich, Leipzig : K.G. Saur, 2002. Une nouvelle traduction commentée est actuellement préparée par J. Boulogne pour la collection “Mythographes” des Presses du Septentrion (Université de Lille).

4. Parthenius of Nicaea. The poetical fragments and the ’Ερωτικὰ Παθήματα, éd. J. L. Lightfoot, Oxford : Clarendon Press, 1999 ; C. Francese, Parthenius of Nicaea and Roman Poetry, Studien zur klassischen Philologie, n° 126, Francfort : Lang, 2001 ; Parthénios, Passions d’amour, éd. M. Biraud, D. Voisin, A. Zucker et al., Grenoble : Jérôme Millon, 2008. Une nouvelle traduction commentée est actuellement préparée par J.- Chr. Jolivet pour la collection “Mythographes” des Presses du Septentrion (Université de Lille).

5. M. van Rossum-Steenbeek, Greek readers’ digests ? Studies on a selection of subliterary papyri, coll. Supplément à Mnemosyne, n° 175, Leyde : Brill, 1998, n° 3 et 13 (recopiage d’ὑποθέσεις de pièces d’Euripide) ; n° 6 et 15 (réélaboration rhétorique d’ὑποθέσεις de pièces d’Euripide).

6. On pourra se reporter sur ces variations à l’étude d’A. Maugier-Sinha, “Énumérer les Argonautes : listes mythographiques et catalogues épiques, enjeux génériques”, in D. Auger & Ch. Delattre (éds.), Mythe et fiction, Nanterre : Presses de Paris Ouest, 2010, p.171-181.

7. E. Dickey, Ancient Greek Scholarship. A Guide to Finding, Reading, and Understanding Scholia, Commentaries, Lexica and Grammatical Treatises, from their Beginnings to the Byzantine Period, American Philological Association Classical Resources Series, Oxford : Oxford University Press, 2007, p. 219-265.

8. Cet usage n’est cependant pas toujours cohérent : cf. II, 1219-1221a, où ἠθεῖε est glosé par θεῖε, θαυμάσιε et καλέ : θεῖε est reporté en grec dans le texte français, avec la traduction de συγγενές qui le glose (“apparenté”) ; θαυμάσιε est directement rendu par “excellent ami” ; et καλέ est reporté en grec dans le texte français, avec sa propre traduction (“mon bon”).