BMCR 2011.02.02

Geography and Ethnography: Perceptions of the World in Pre-modern Societies. The Ancient World: Comparative Histories

, , Geography and Ethnography: Perceptions of the World in Pre-modern Societies. The Ancient World: Comparative Histories. Malden, MA/Oxford/Chichester: Wiley-Blackwell, 2009. xvii, 357. ISBN 9781405191463. $134.95.

Preview

La question des représentations géographiques et de la perception spatiale est devenue un champ de recherche reconnu et en développement ces dernières années. Elle a donné lieu, en histoire ancienne en particulier, à une réflexion à la fois sur l’existence et l’importance des documents cartographiques et sur les différents moyens intellectuels développés par les anciens pour penser l’espace. Il est d’ailleurs intéressant de constater que les deux éditeurs de ce présent ouvrage sont des antiquisants. Mais le cadre de cette réflexion était, jusqu’à présent, essentiellement limité aux périodes classiques autour du monde méditerranéen. Pourtant, en raison de la nature des questions posées, la comparaison des perceptions spatiales entre différentes sociétés était devenue incontournable. L’étude de P. Janni, notamment, estimant que les hommes de l’Antiquité privilégiaient une conception odologique de l’espace, rendait cette approche inévitable.1 Cela induisait qu’il pouvait exister différentes compréhensions de l’espace dans le temps ou selon les sociétés.

Les études rassemblées par K.A. Raaflaub et J.A. Talbert, fruit de rencontres à l’Université de Brown, fournissent ainsi un matériau intéressant permettant de se lancer dans ce type d’enquêtes comparatives. Cet ouvrage propose en effet une analyse comparée de différentes compréhensions spatiales de sociétés “pré-modernes” dans le temps (de l’ancienne Mésopotamie aux cartes européennes du XVIIIe s.) et dans l’espace (de la Chine aux Amériques).2

On peut aussi considérer que cette publication a été stimulée par les conceptions de l’histoire globale. La prise en considération d’autres sociétés, d’autres mondes et la volonté de se démarquer d’une vision strictement européenne sont très nettes dans ce recueil. Ce parti-pris se traduit par des interrogations sur les différentes façons d’appréhender l’étranger dans les autres cultures.3 De fait, nous retrouvons là les principales préoccupations des éditeurs: l’étude des conceptions à la fois géographiques et ethnographiques de différentes sociétés.

Les auteurs contribuant à cet ouvrage ont cherché à organiser leur réflexion en tenant compte de huit axes de recherche. Ils se sont intéressés en particulier aux rôles de la connaissance géographique et aux conditions de son éducation. Comment s’établit ce type de connaissance? Comment est-elle produite et de quelles façons est-elle retranscrite? Ces interrogations supposent de s’intéresser aussi aux différences de concepts. Pourquoi et comment certaines approches sont-elles favorisées dans une société et non pas dans une autre? Les documents cartographiques sont ainsi évoqués. Les auteurs se sont alors intéressés aux contextes de leurs productions et de leurs diffusions, ainsi qu’à leurs significations. Ils ont été attentifs aux échelles privilégiées selon les peuples et les périodes. Pourquoi, par exemple, privilégie-t-on l’espace local dans une société donnée? Quel est le sens de cette focalisation? Les représentations cherchant à restituer l’ensemble du monde sont-elles communes à toutes les sociétés étudiées? Enfin, si on peut considérer que l’art de la géographie et de l’ethnographie est de fixer des repères stables et de les nommer, pour mieux s’en saisir intellectuellement, comment les « producteurs » de géographie se débrouillent-ils pour restituer les mouvements ou les mélanges de populations?

Et ce ne sont ici que quelques thèmes envisagés tout au long de l’ouvrage. Le cahier des charges était donc ambitieux. L’ouvrage a-t-il réussi à y répondre ? Non, bien sûr. Mais là n’est certainement pas l’essentiel. L’important était d’ouvrir des perspectives. D’ailleurs, cet ouvrage est conçu par ses éditeurs comme la première pierre de l’édifice d’un “work in progress” K.A. Raaflaub et J.A. Talbert font ainsi appel à d’autres chercheurs afin qu’ils intègrent cette démarche en cours et contribuent à ce travail commun. En cela, on ne peut que féliciter les éditeurs de cette initiative.

K.A. Raaflaub et J.A. Talbert expliquent en introduction qu’il a été difficile d’ordonner les articles. Cherchant à rompre avec le point de vue traditionnel, ils n’ont pas voulu commencer par les travaux traitant de l’Europe en rejetant en fin de livre les études extra-européennes. L’ouvrage commence donc par onze études s’intéressant aux contextes asiatiques et américains. Les cinq premières portent sur l’Asie en suivant une orientation ouest-est, de l’Inde à la Chine.

Chr. Minkowski (“Where the Black Antelope Roam : Dharma and Human Geography in India”) et K. Plofker (“Humans, Demons, Gods and Their Worlds: The Sacred and Scientific Cosmologies of India”) proposent deux synthèses sur les conceptions géographiques et ethnographiques de l’Inde védique. Le premier article s’attache essentiellement aux notions géographiques et ethnographiques dans le Dharma en confrontant ces connaissances théoriques à des savoirs plus pratiques. Le deuxième article s’intéresse à la production de conceptions géographiques issues d’un savoir sacré propre à un groupe.

Les travaux de H.-M.A. Hsu (“Structured Perceptions of Real and Imagined Landscapes in Early China”), J.B. Henderson (“Nonary Cosmography in Ancient China”) et M. Loewe (“Knowledge of Other Cultures in China’s Early Empires”) nous plongent dans l’univers chinois. Le premier article nous propose une synthèse très intéressante sur les représentations géographiques peintes entre le Ve s. av. J.-C. et le IIIe s. ap. J.-C. et engage une discussion sur le rapport d’une société à l’image géographique Le deuxième article est plus théorique en se rapportant à l’univers mental chinois pensé à travers la figure géométrique du carré. Le dernier article, plus ethnographique, montre que les empires chinois entre le IIIe s. av. J.-C. et le IIIe s. ap. J.-C. se sont peu intéressés à produire des documents géographiques décrivant les espaces lointains, s’intéressant davantage à la gestion de leur espace.

De l’Asie, l’ouvrage se porte ensuite en Amérique. Le principe d’organisation des contributions suit alors une orientation nord-sud. K. DuVal (“The Mississipian Peoples’ Worldview”) étudie les conceptions géographiques des sociétés du Mississipi de 1000 à 1500, à partir des récits d’explorateurs européens et de documents indiens L’étude des schémas de type cartographique est particulièrement instructif. B.E. Mundy (“Aztec Geography and Spatial Imagination”) et C. Julien (“Inca Worldview”) offrent deux analyses sur les conceptions spatiales des empires aztèque et inca. Dans les deux cas, les auteurs cherchent à comprendre comment ce savoir évolue et se modifie au contact de la culture européenne.

Les onze autres contributions concernent le “vieux monde”. Ces travaux sont organisés de façon chronologique. Trois approches sont alors envisagées. Sept articles proposent une synthèse des connaissances actuelles sur les conceptions géographiques et ethnographiques d’une société donnée. Il s’agit des articles de P. Michalowski (“Masters of the Four Corners of the Heavens : Views of the Universe in Early Mesopotamian Writings”), de G. Moers (“The World and the Geography of Otherness in Pharaonic Egypt”), de S.G. Cole (“‘I Know the Number of the Sand and the Measure of the Sea’ : Geography and Difference in the Early Greek world”), de J. Romm (“Continents, Climates and Cultures: Greek Theories of Global Structure”), de R.J.A. Talbert (“The Roman Worldview: Beyond Recovery”), de A.J. Silverstein (“The Medieval Islamic Worldview : Arabic Geography in its Historical Context”), et de N. Lozovsky (“Geography and Ethnography in Medieval Europe : Classical Traditions and Contemporary Concerns”). Le rapport aux documents cartographiques, la façon d’enseigner ce savoir spécifique et la relation du pouvoir à ces connaissances sont les principaux thèmes communs à ces travaux. Si ceux-ci évoquent des discussions connues et des sujets déjà étudiés, ils ont surtout le grand mérite d’offrir des synthèses bien venues. Notons que R.J.A. Talbert traite pour l’empire romain d’une documentation généralement peu traitée : les données géographiques issues des cadrans solaires (sundials).

Quatre articles inversent la perspective en partant de l’analyse d’une documentation ou d’un auteur particulier : J.M. Scott (“On Earth as in Heaven : The Apocalpyptic Vision of World Geography from Urzeit to Endzeit according to the Book of Jubilees“), D. Dueck (“The Geographical Narrative of Strabo of Amasia”), et E. Savage-Smith (“The Book of Curiosities : An Eleventh-Century Egyptian View of the Lands of the Infidels”) et D. Buisseret (“Europeans Plot the Wider World, 1500-1750”).

Il est intéressant de constater qu’en dépit de la volonté des éditeurs de ne pas donner trop d’importance aux représentations européennes, il est difficile de se débarrasser de cette vision ethnocentrique. En effet, l’organisation des articles induit un ordonnancement géographique. Les articles traitant de l’Asie et des Amériques encadrent ceux portant sur le “vieux continent”, comme si des confins du monde les études nous portaient vers un centre, traité chronologiquement de l’Antiquité au XVIIIe siècle, sorte d’ axis mundi de l’ensemble. D’ailleurs, le dernier article, celui de D. Buisseret, boucle la boucle en montrant comment les entreprises de découvertes européennes ont été déterminantes dans le développement des outils cartographiques du XVIe au XVIIIe siècle, c’est-à-dire comment d’une certaine façon, ces règles cartographiques s’imposeront au détriment d’autres conceptions comme celles évoquées au début du livre.

L’ensemble de l’ouvrage est d’un grand intérêt et ouvre des perspectives nouvelles. Il est par contre dommage que les éditeurs n’aient pas proposé de conclusion. Certes, ils justifient cette absence en expliquant qu’ils ouvrent ici un nouveau champ de recherche. De fait, cette démarche est trop récente et trop partielle pour donner lieu à une conclusion. On peut tout de même regretter qu’à partir des articles dont ils disposaient, ils n’aient pas cherché à dégager les thèmes communs à différents articles ou à redéfinir de nouvelles problématiques. On est ainsi frappé par la répétition dans plusieurs travaux des questions du rapport entre géographie et pouvoir, de la place de la transmission de ce savoir et du rôle de la documentation cartographique.

Au total, ce livre procède d’une démarche prometteuse qui appelle à d’autres travaux du même type. Après cette première publication, sorte d’introduction à la question, il serait sans doute très intéressant d’approfondir certaines des problématiques dégagées dans cet ouvrage.

Notes

1. P. Janni, La mappa e il periplo. Cartografia antica e spazio odologico, Rome, 1984.

2. Sur ce sujet, on se reportera avec intérêt à l’ouvrage de Chr. Jacob, L’empire des cartes : approche théorique de la cartographie à travers l’histoire, Paris, 1992.

3. Cet ouvrage s’inscrit en cela dans la ligne de la collection The Ancient World : Comparative Histories, dirigée par K.A. Raaflaub, dont l’objectif est justement de comparer sur un thème de recherche particulier les conceptions de différentes sociétés.