BMCR 2010.09.06

The Erotics of Domination: Male Desire and the Mistress in Latin Love Poetry (paperback edition; first published 1998). Oklahoma Series in Classical Culture

, The Erotics of Domination: Male Desire and the Mistress in Latin Love Poetry (paperback edition; first published 1998). Oklahoma Series in Classical Culture. Norman: University of Oklahoma Press, 2010. xvi, 142. ISBN 9780806140506. $19.95 (pb).

[La table des matières, en anglais, figure à la fin de ce compte rendu.]

Cet ouvrage sur les relations entre les deux sexes, l’expression du désir masculin et la construction de la figure de la maîtresse dans la poésie érotique latine, dont la première publication date de 1998, est composé d’une introduction générale et de cinq chapitres consacrés respectivement, pour les deux premiers, à l’œuvre de Catulle, pour le troisième, à celle de Properce, et pour les deux derniers, aux Amours d’Ovide. Les idées principales ou des parties de certains de ces chapitres avaient fait l’objet de publications à part en 1994 et 1995, mais tous ont été revus par l’auteur en vue de cette publication commune de manière à former un ouvrage cohérent organisé autour d’une ligne directrice claire. Ils sont suivis par les notes, regroupées sur 13 pages, par une bibliographie de 7 pages et par un index extrêmement utile où l’on trouvera des renvois à la fois à des noms d’auteurs latins, de personnages présents dans leurs poèmes, de critiques modernes et à des notions générales se rapportant aux analyses menées par Ellen Greene dans le corps des chapitres comme, par exemple, “adultère”, “société romaine” ou “ironie”.

Les 6 pages de l’introduction permettent à l’auteur de présenter en quelques mots le cadre de son travail, les lacunes critiques qu’elle se propose de combler et le contenu de chacun des chapitres. Ellen Greene commence ainsi par un constat : la critique féministe a longtemps eu tendance à centrer ses analyses sur “les femmes” présentées comme une sorte de minorité à étudier pour ses particularités, comme si l’humanité par défaut était la masculinité et comme si la féminité ne se détachait que sur un fond masculin dépourvu de problématique propre. Le développement des gender studies tend heureusement à corriger cette vue de l’esprit en attirant l’attention non plus sur le sort des femmes uniquement mais sur les relations entre les deux sexes, ce qui offre le double avantage d’inclure la masculinité dans l’objet d’étude et de montrer qu’elle ne se définit que par rapport à la féminité et réciproquement.1 C’est dans cette seconde ligne critique qu’Ellen Greene inscrit le présent travail, consacré à l’étude et à l’interprétation de textes choisis de Catulle, Properce et Ovide.

Son intention est de montrer que, chez ces trois auteurs, l’expression du désir masculin et la place de la femme incarnée par la figure poétique de la maîtresse s’inscrivent dans une stratégie littéraire propre au genre érotique derrière laquelle on peut reconnaître certains traits de la société romaine de l’époque, qui l’informe par sa structure et son idéologie et dont elle est indissociable. Au cours de l’étude, une différence notable devra cependant être établie entre Catulle et les élégiaques, le premier luttant pour conserver l’attitude virile que lui prescrivent les codes sociaux romains tandis que les seconds mettent en place une fiction poétique dans laquelle les rôles sexuels traditionnels se trouvent inversés, puisque c’est l’amant qui est soumis et demandeur, tandis que la puella est dominatrice et décisionnaire; le tout est de savoir si cette fiction correspond à l’idéal réel des auteurs ou bien si elle ne fait que masquer un discours en fait empreint de valeurs considérées comme fondamentales dans une société masculine et patriarcale, à commencer par la supériorité de l’homme sur la femme. L’angle d’approche de l’auteur est donc double : Ellen Greene se propose à la fois de mener une analyse littéraire des textes concernés, en s’appuyant sur des travaux antérieurs et sur une interprétation critique délibérément sélective, et de formuler clairement la position de chacun des poètes étudiés par rapport à la vision romaine traditionnelle des relations entre les sexes. Ce faisant, elle espère remédier à l’absence, dans le champ de la critique moderne, d’un ouvrage complet sur la construction littéraire du rôle des deux sexes et de leurs relations dans la poésie érotique latine, tout en reconnaissant les mérites des travaux consacrés avant le sien à la place des femmes dans ce même genre littéraire et en déplorant le fait qu’aucun d’entre eux ne fasse une place suffisante au repérage des traces de l’idéologie romaine traditionnelle dans les poèmes choisis. Elle compte également convaincre le lecteur de la suprématie définitive de cette même idéologie chez les auteurs étudiés qui, sous la fiction littéraire de l’inversion des rôles, souscrivent néanmoins à la dévalorisation des puellae réduites à l’état d’objet poétique, de materia littéraire, et devenues aux yeux des poètes une sorte de monnaie d’échange à fonction strictement utilitaire.

Pour ce faire, l’auteur étudie dans son premier chapitre (“The Catullan Ego : Fragmentation and the Erotic Self”, 17 pages) trois poèmes de Catulle, 8, 72 et 76, qui présentent un dédoublement de la voix entre le locuteur et un interlocuteur appelé Catullus, et peuvent être vus comme le lieu d’une division de l’ ego poétique entre une part masculine et une part féminine qui entrent en concurrence et n’entretiennent ou ne préconisent pas la même relation avec la figure de la domina. Le conflit entre ces deux voix révèle la lutte interne, chez le poète-amant, entre raison et passion d’une part et, corrélativement, attitude virile et attitude efféminée de l’autre. Ellen Greene s’appuie entre autres sur l’étude de l’énonciation et du jeu entre les personnes grammaticales pour montrer que chez Catulle, le désir est dépeint comme difficilement contrôlable par la raison et que l’adhésion à l’idéologie dominante du self control proprement masculin ne va pas de soi.

Le deuxième chapitre (“Gendered Domains : Public and Private in Catullus”, 19 pages) s’attache à l’analyse de textes des Carmina dans lesquels est mis en avant le contraste entre espace public et espace privé (5, 7 et 11) : c’est dans ce contraste que se dessine avec plus de précision une double approche catullienne des relations hommes-femmes, entre critique de la suprématie masculine traditionnelle et misogynie profonde. L’espace public est en effet associé chez Catulle à un certain mercantilisme romain et à des valeurs bassement matérielles auxquelles il ne souscrit pas mais auxquelles en revanche, malheureusement pour elle, sa domina semble tenir, ce qui la condamne définitivement à ses yeux.

Le premier livre d’élégies de Properce fait pour sa part l’objet du troisième chapitre (“Elegiac Woman : Fantasy, Materia, and Male Desire in Propertius’ Monobiblos“, 30 pages), où la figure de la puella est analysée comme objet strictement littéraire et pictural : en effet, le poète ne la présente pas comme une femme de chair et de sang mais bien comme un simple sujet artistique (en particulier en 1.1, 1.7, 1.11 et dans le célèbre portrait de Cynthia endormie sous les yeux de son amant en 1.3) servant à la fois ses fantasmes personnels et la satisfaction de ses ambitions poétiques puisque les textes qui lui sont consacrés doivent lui assurer la gloire. Cette analyse permet de nuancer la compréhension critique traditionnelle du servitium amoris et la vision de l’auteur du Monobiblos comme premier représentant de cet idéal littéraire.2

Ce faisant, Properce se soumet néanmoins en apparence à la fiction élégiaque de l’inversion des rôles traditionnels des deux sexes, ce qu’Ovide, selon les analyses du quatrième chapitre (“Ovid’s Amores : Women, Violence, and Voyeurism”, 26 pages), ne fait pas réellement : à travers l’étude des élégies 1.1, 1.3, 1.5 et 1.7 des Amores, Ellen Greene dresse en effet le portrait d’un poète voyeur et manipulateur, qui révèle délibérément au lecteur le caractère fictif de cette inversion en construisant un double discours où se dévoile l’attitude faussement soumise et réellement dominatrice de l’amant élégiaque envers sa puella. Cette dernière y est montrée une fois de plus comme simple materia littéraire et pur objet de contemplation (voire de possession) soumis à la domination de son amant, conformément à l’idéologie romaine en la matière.

Ovide va même plus loin encore puisque le cinquième et dernier chapitre de l’ouvrage (“Sexual Politics in Ovid’s Amores“, 21 pages) suggère qu’il franchit un pas supplémentaire par rapport à Properce dans l’objectification de la maîtresse, figure exclusivement vouée à la satisfaction des désirs sexuels et littéraires de son amant : il dépeint ainsi dans ses Amores (en particulier en 2.11, 2.19, 3.4, 3.8 et 3.12) une société masculine et brutale, régie par des codes économiques qui informent les relations entre les sexes, qui réduit les femmes au rang de monnaie d’échange entre les hommes, y compris entre leurs époux et leurs amants, complices dans cette attitude misogyne. Pour Ellen Greene, la poésie érotique latine atteint ici le summum de son adhésion à l’idéologie romaine du pouvoir masculin, corollaire de valeurs guerrières et impérialistes également dominantes dans un discours littéraire faussement coupé des préoccupations de la cité.

On pourra sans doute trouver excessives les conclusions d’Ellen Greene et déplorer que ce travail s’achève sur l’image univoque d’un univers dans lequel les puellae, sous couvert d’un discours érotique faussement respectueux et valorisant, ne sont en fait que des objets sexuels et littéraires soumis à la toute-puissance des poètes qui jouent le rôle de leurs amants. Ces thèses peuvent et doivent assurément être discutées et nuancées, mais elles ont le grand mérite de nourrir une réflexion non négligeable sur l’importance et la valeur de cette fiction élégiaque et des relations entre l’amant et sa domina, dont la description traditionnelle est ici remise en question de manière tout à fait stimulante. Cet ouvrage bien structuré et à l’introduction extrêmement éclairante, qui vient effectivement combler un vide critique au sein des gender studies, sera donc d’une grande utilité à tous les spécialistes qui s’intéressent de près à la question des relations entre les sexes dans la littérature. On lira notamment avec profit le détail des analyses textuelles dont les dimensions de ce compte rendu ne nous permettent pas de parler plus en détail : la lecture des poèmes est rigoureuse, appuyée sur des commentaires faisant autorité et leur interprétation est fondée sur de longues et riches démonstrations. Il ne faut pas cependant y chercher d’étude complète des textes choisis : la grille de lecture de l’auteur est en effet délibérément sélective puisqu’est laissé de côté tout ce qui ne touche pas directement à la construction des relations entre les sexes. Les problématiques purement littéraires ne sont jamais traitées pour elles-mêmes mais toujours subordonnées à la recherche spécifique d’Ellen Greene, ce dont le lecteur est du reste averti dès l’introduction. La clarté du propos contribue à l’efficacité de ce livre dense, mais à la lecture aisée et d’un grand intérêt.

Une réserve peut cependant être formulée quant au choix d’un corpus restreint, en particulier dans les chapitres consacrés aux cas de Catulle et Properce, et on peut regretter que l’auteur n’élargisse pas sa démonstration à d’autres textes des poètes retenus et même à d’autres poètes : que penser par exemple de l’absence notable de Tibulle, troisième représentant classique de l’élégie érotique latine avec Properce et Ovide, dont cet ouvrage ne dit mot ? A coup sûr, les analyses et les conclusions d’Ellen Greene gagneraient encore en force si elles s’appuyaient sur un éventail plus large de textes.

Table des matières : Acknowledgments
Introduction
Chapter 1. The Catullan Ego : Fragmentation and the Erotic Self
Chapter 2. Gendered Domains : Public and Private in Catullus
Chapter 3. Elegiac Woman : Fantasy, Materia, and Male Desire in Propertius’ Monobiblos
Chapter 4. Ovid’s Amores : Women, Violence, and Voyeurism
Chapter 5. Sexual Politics in Ovid’s Amores
Notes
Bibliography
Index

Notes

1. Parmi les nombreux auteurs cités par Ellen Greene au cours de son ouvrage pour illustrer les apports respectifs de ces deux lignes critiques, relevons entre autres les travaux de Ronnie Ancona, Judith Butler, Leslie Cahoon, Jane Flax, Barbara Gold, Judith Hallett, Micaela Janan, Alison Keith, Amy Richlin, Elaine Showalter, Marilyn Skinner ou Maria Wyke, dont sa bibliographie comporte la mention complète.

2. Voir en particulier à ce sujet les travaux de R. O. A. M. Lyne et Frank Copley sur le servitium amoris, également cités dans la bibliographie finale.